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VAILLANCE.

épancha sur la tête de son enfant et sur les mains de Joseph tous les flots de tendresse qu’elle avait soigneusement comprimés jusqu’alors. Il est ainsi des cœurs qui ne se révèlent qu’au moment suprême, pareils à ces vases qui ne répandent qu’en se brisant les parfums recelés dans leur sein. Elle inonda sa fille de larmes et de baisers ; elle appela sur ce petit être la protection de ses trois frères. Sa parole était grave et solennelle. Près de s’envoler, l’ame projetait un lumineux reflet sur cette pâle figure d’où la vie allait se retirer. Lorsqu’elle eut exhalé son dernier souffle, Joseph prit l’enfant entre ses bras et le présenta à Christophe et à Jean, qui jurèrent chacun de veiller sur elle avec l’affection d’un père. À quelques jours de là, l’orpheline fut baptisée à Bignic. En sa qualité de parrain, Jean lui donna le nom de sa patrone ; mais Christophe voulut qu’elle portât en même temps le nom du brick sur lequel les Legoff avaient fait fortune, et c’est ainsi qu’elle fut inscrite sur les registres sous les deux noms de Jeanne et de Vaillance.

Dès-lors on put voir au Coät-d’Or un spectacle étrange et touchant. Ce que n’avaient pu faire ni les prières de Joseph, ni le mariage de Jérôme, ni la présence d’une grave épouse, une petite fille blanche et rose le fit par enchantement. Sur le bord des deux tombes qui venaient de s’ouvrir sous leurs yeux, Christophe et Jean avaient déjà senti leurs mauvaises passions chanceler ; ils les virent s’abattre et s’éteindre peu à peu au pied d’un berceau. Ces deux hommes en arrivèrent sans efforts à toutes les puérilités de l’amour ; ils rivalisèrent de maternité avec Joseph, et ce fut un spectacle touchant en effet de les voir tous trois penchés sur ce nid de colombe, épiant les premiers gazouillemens et les premiers battemens d’ailes. L’enfant grandit ; avec elle grandit l’affection des trois frères. C’était une belle enfant, vive, pétulante, pleine de vie et de santé, portant bien le nom que lui avait donné Christophe. Chez elle toutefois, le caractère viril n’excluait aucun charme ; à peine échappait-elle au berceau qu’elle avait déjà le gracieux instinct des coquetteries de la femme. Cet instinct, où l’avait-elle pris ? C’est ce que nul ne saurait dire. Le lis sort blanc et parfumé d’une bulbe noire et terreuse ; le papillon sort de sa chrysalide étincelant d’or et d’azur. Elle s’éleva en pleine liberté, dans le robuste sein d’une âpre et sauvage nature. Le soleil de la côte et le vent de la mer brunirent la blancheur de son teint ; sa taille s’élança, ses membres s’assouplirent, elle poussa svelte et vigoureuse, comme la tige d’un palmier. Christophe et Jean la formèrent aux exercices du corps, Joseph prit la direction de son cœur