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grenadins pour son père, riche marchand de vin à Jérès, lettre ainsi conçue : « Ouvre ton cœur, ta maison et ta cave aux deux cavaliers ci-joints, » nous grimpâmes sur le vapeur, à la cabine duquel était collée une affiche annonçant pour le soir une course entremêlée d’intermèdes bouffons, qui devait avoir lieu à Puerto de Santa-Maria. Cela composait admirablement notre journée. Avec une calessine, l’on pouvait aller de Puerto à Jérés, y rester quelques heures, et revenir à temps pour la course. Après avoir déjeuné en toute hâte à la Fonda de Vista Alègre, qui mérite on ne peut mieux son nom, nous fîmes marché avec un conducteur, qui nous promit d’être de retour à cinq heures pour la funcion : c’est le nom qu’on donne en Espagne à tout spectacle, quel qu’il soit. La route de Jérès traverse une plaine montueuse, rugueuse, bossuée, d’une aridité de pierre ponce. Au printemps, ce désert se couvre, dit-on, d’un riche tapis de verdure tout émaillé de fleurs sauvages. Le genêt, la lavande, le thym, embaument l’air de leurs émanations aromatiques ; mais à l’époque de l’année où nous étions, toute trace de végétation a disparu. À peine aperçoit-on çà et là quelques tignasses de gazon sec, jaune, filamenteux, et tout enfariné de poussière. Ce chemin, s’il faut en croire la chronique locale, est fort dangereux. L’on y rencontre souvent des rateros, c’est-à-dire des paysans qui, sans être brigands de profession, prennent l’occasion à la bourse lorsqu’elle se présente, et ne résistent pas au plaisir de détrousser un passant isolé. Ces rateros sont plus à craindre que les véritables bandits, qui procèdent avec la régularité d’une troupe organisée, soumise à un chef, et qui ménagent les voyageurs pour leur faire subir une nouvelle pression sur une autre route ; ensuite, l’on n’essaie pas de résister à une brigade de vingt ou vingt-cinq hommes à cheval, bien équipés, armés jusqu’aux dents ; tandis qu’on lutte contre deux rateros, on se fait tuer ou tout au moins blesser, et puis le ratero, c’est peut-être ce bouvier qui passe, ce laboureur qui vous salue, ce muchacho déguenillé et bronzé qui dort ou fait semblant sous une mince bande d’ombre, dans une déchirure de ravin, qui sait ? votre calesero lui-même, qui vous conduit dans une embuscade. Le danger est partout et nulle part. De temps en temps, la police fait assassiner par ses agens les plus dangereux et les plus connus de ces misérables dans des querelles de cabaret, provoquées à dessein, et cette justice, bien qu’un peu sommaire et barbare, est la seule praticable, vu l’absence des preuves et de témoins et la difficulté de s’emparer des coupables dans un pays où il faudrait une armée pour arrêter chaque homme,