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JOURNAL D’UN PRISONNIER DANS L’AFGHANISTAN.

glorieux trophée. Vous-mêmes vous transporterez, avec les honneurs qui leur sont dues, les portes de bois de sandal à travers vos territoires, jusqu’au temple restauré de Somnauth… Vous voyez, mes frères et amis, comment le gouvernement britannique se montre digne de votre amour en consacrant la puissance de ses armes à vous restituer les portes du temple de Somnauth, si long-temps le monument de votre humiliation. »

Il est difficile de pousser plus loin le charlatanisme. Vouloir faire accroire à ces honnêtes Indiens, qui se sont fait battre et exterminer dans l’Afghanistan, qu’ils y sont allés venger une injure de huit cents ans dont pas un d’entre eux n’a de sa vie entendu parler, et leur dire, sans rire, qu’ils ont établi la supériorité de leurs armes sur une nation qui venait de leur donner une si rude leçon, est une entreprise qui passe toutes les bornes du grotesque. Quand les Anglais bombardèrent Copenhague, Napoléon dit ironiquement qu’ils avaient enfin vengé leur injure de dix siècles sur les descendans des hommes qui avaient envahi l’Angleterre du temps d’Alfred. La phrase de lord Ellenborough est de la même force, sauf que lord Ellenborough l’a dite sérieusement. On parle déjà de représenter le gouverneur-général de l’Inde sous la figure de Samson portant sur ses épaules les deux grandes portes de Somnauth en bois de sandal. Ce qu’il y a de mieux, c’est que le temple de Somnauth est détruit depuis plusieurs siècles. La population de la ville est aujourd’hui mahométane, et elle a converti à l’usage de son culte les ruines du temple hindou, de sorte que, ainsi que le disait spirituellement le Times, « l’offrande peut arriver, mais il n’y a ni édifice ni brahmines pour la recevoir. Lord Ellenborough a trouvé une paire de portes pour son idole, mais il lui reste à trouver une idole, un temple, et des prêtres pour ses portes. »

Si la proclamation de lord Ellenborough n’eût été que ridicule, il aurait pu se la faire pardonner ; mais elle était l’acte le plus malhabile et le plus impolitique qu’il fût possible à un gouverneur-général de l’Inde de commettre, car elle réveillait les vieilles inimitiés de caste et de religion, et risquait de mettre aux prises les Hindous et les mahométans. Les Anglais ont dans l’Inde plus de dix millions de sujets musulmans, et lord Ellenborough imagine de leur faire le plus sanglant affront, en humiliant un de leurs prophètes sous les pieds d’une idole hindoue, et en convertissant l’expédition de Caboul en une croisade contre Mahomet au profit des divinités de Vishnou, de