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mières sociétés ne se retrouve plus aujourd’hui qu’en Turquie, et ceux même qui l’ont conservée s’agitent dans un tel chaos moral, et sacrifient tellement, pour la plupart, aux théories sociales étrangères, qu’on ne peut guère s’attendre à voir l’esprit de tribu conserver long-temps son influence au sein du monde européen. Le pays où cet esprit se maintient le plus vivace est le Tsernogore ; aussi la race serbe a-t-elle dans cette montagne un caractère particulier de force et d’audace. Sur le Danube, au contraire, l’énergie nationale est comme paralysée par l’influence prépondérante des idées allemandes. De là les luttes incessantes des Serbes danubiens contre leurs compatriotes des montagnes.

Néanmoins, comme jamais un peuple ne renie entièrement sa nature, des traces de la vie de tribu se retrouvent encore, nous le répétons, même dans la Serbie danubienne. La population champêtre s’y agglomère instinctivement par groupes de familles, dont chacun se choisit un représentant, un chef ou hospodar. Mais amenés par l’exemple des boyards valaques et des magnats hongrois à méconnaître les devoirs qui lient un père de tribu à ses fils adoptifs, les hospodars tendent à s’isoler du peuple. D’un autre côté, le pouvoir central du pays, frappé des avantages de la police européenne, cherche à établir l’égalité des pères et des enfans, ou, en d’autres termes, à gouverner par une administration uniforme le peuple et les hospodars. Il abolit les priviléges des chefs populaires, donnant aux villes et aux villages des knèzes et des employés choisis hors de leur sein ; en un mot, il tranche de l’absolutisme, au lieu d’exercer l’autorité d’une pacifique présidence sur les chefs de tribus, sur ces pasteurs du peuple, groupés autour de l’hospodar suprême comme les rois de l’Iliade autour d’Agamemnon. Qu’un homme d’Occident sourie à l’idée de cette organisation homérique, rien de mieux ; mais ce dédain superbe ne peut convenir au chef de la Serbie. Des exemples prouvent que le peuple ne laissera jamais impunément outrager ses vieilles coutumes. Miloch, à part ses nombreux actes de tyrannie, serait tombé, par cette seule cause qu’il combattait la vie de tribu, et ne sentait pas que les Serbes sont, comme l’a dit un auteur musulman, les Arabes d’Europe.

Ce peuple, qui a pour trait distinctif un amour exalté de l’indépendance, et que des publicistes slaves appellent la nation la plus démocratique de l’Orient, forme en effet une véritable république ; seulement c’est une république orientale, qui n’exclut point, comme les démocraties européennes, la subordination de soi-même à la fa-