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des arbres et fumant le houkka ; il vendent aux voyageurs le riz, le piment, les bananes, les cocos et surtout le calou, liqueur, extraite du palmier et nommée à Bombay toddy, avec laquelle les parias s’enivrent soit pour rendre plus légitime le mépris qu’ils inspirent aux castes supérieures, soit pour se consoler de l’état d’abjection dans lequel ils vivent. Ces bazars sont donc à la fois les lieux de halte et les tavernes d’un pays où les hôtels sont inconnus ; ils représentent les relais d’une chauderie à l’autre. La chauderie (tchâori) est le caravanseraï de l’Inde ; elle consiste d’ordinaire en une cour carrée, garnie de galeries intérieures et extérieures, avec une citerne au milieu pour les ablutions ; les brahmanes y ont des places réservées. Quand j’arrivai à celle d’Avokouppam, près de la petite rivière de ce nom, c’était l’heure du repos et de la sieste ; le vent de terre élevait sur les chemins des tourbillons de poussière qu’il promenait en spirales à travers une campagne desséchée. Cette brise étouffante fait monter le thermomètre à 38 degrés Réaumur, et fend les pierres comme dans nos climats du nord un froid trop intense ; elle annonce la fin d’une sécheresse de sept mois et l’arrivée des pluies.

Il y avait à l’ombre des galeries un bon nombre de voyageurs hindous endormis, et qui mêlaient leur ronflement au bourdonnement de mille insectes attirés par le voisinage des eaux et le feuillage serré d’un bouquet de vieux manguiers. Les enfans noirs et nus lançaient des pierres dans ces arbres pour en faire tomber les fruits encore verts, à la grande frayeur des rats palmistes. Derrière cette plantation s’étendait une ligne de palmiers flabelliformes, puis enfin la rivière aux flots argentés et si peu profonde, malgré sa largeur, qu’une cigogne la traversait à gué. Sur l’autre bord, la vue était bornée par une plaine sablonneuse couverte de ces mêmes palmiers auxquels convient un sol maigre et aride. Épars dans cette lande, comme les colonnes d’un temple ruiné debout sur la surface mobile du désert, ces arbres laissaient entre eux de longues et larges allées dans lesquelles erraient des troupeaux, cherchant en vain l’ombre et la fraîcheur, et fuyant surtout la piqûre des moustiques.

Au milieu de cette immobilité, de ce repos général, je vis accourir un homme qui trottait dans le sable d’un pas régulier et rapide, la poitrine tendue, les coudes en arrière ; bientôt il passa près de la chauderie, et le bruit de son bâton chargé d’anneaux sonores fit lever la tête à tous les dormeurs ; c’était le tapal, la poste à pied, l’homme qui porte sur son dos la malle aux lettres, et parcourt en plein midi,