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lui cacher, cette lettre tomba dans les mains d’Arabelle, qui, se voyant frappée d’exclusion, cacha mal le dépit qu’elle en ressentait. Je m’empressai de déclarer que je n’irais point à cette fête ; mais, soit qu’elle voulût m’éprouver, soit qu’elle se piquât de générosité, elle me supplia d’y aller. Elle y mit tant d’insistance, que je m’habillai et partis. Je n’avais, à vrai dire, nulle envie d’assister à ce bal, bien que ce fût une occasion de jouer, pour une heure ou deux, à la liberté. Quand je rentrai, je retrouvai Arabelle en larmes, la jalousie au cœur, le reproche à la bouche. Ces scènes m’épuisent : j’ai perdu l’énergie sauvage qui me soutenait. Arabelle est elle-même au bout de ses forces. Elle dépérit visiblement ; ce matin, j’ai été frappé de la pâleur de son front et de l’amaigrissement de ses traits. Comme tous les malheureux qui espèrent, en changeant de lieux, changer de destinée, et croient que le bonheur les attend partout où ils ne sont pas, elle me presse de partir ; nous partons pour Venise. Adieu.

II.

Il s’est trouvé que le consul de France à Venise est un M. de C…, parent et ami du comte de Rouèvres. À peine arrivés, nous avons pris, comme deux proscrits, la route de Florence, où nous nous rendons à petites journées. Notre vie est plus calme ; cependant tel est l’ennui qui m’écrase, que j’en suis à regretter parfois les luttes et les emportemens qui rompaient du moins la mortelle monotonie de notre tête-à-tête. Que sommes-nous venus chercher dans ce doux pays si bien fait pour l’amour, que c’est l’outrager que de n’y point aimer ? Qu’ils s’adressent aux glaces du Nord, les infortunés qui, comme nous, promènent, en la maudissant, la chaîne qui les lie l’un à l’autre ! Qu’ils n’affligent pas du spectacle de leurs misères la patrie des amans heureux ! Nous traversons en silence, le cœur morne, l’œil indifférent, ces beaux lieux où tout invite aux tendresses mutuelles. Déjà sur cette terre favorisée du ciel le printemps bourgeonne et fleurit ; mais nous traînons partout après nous l’hiver éternel. Nous passons, sans nous arrêter, devant les chefs-d’œuvre de l’art. Que nous font ces palais, ces statues, ces tableaux ? Les arts sont le luxe du bonheur : ils ne disent rien à nos ames. Et cependant, qu’il pourrait être enchanté, ce voyage ! Ce matin, notre chaise a été dépassée par une voiture dans laquelle j’ai reconnu Gustave P… et sa jeune femme. Ils suivent la même route que nous, dans l’ivresse