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a mis dix mois à me dévorer vivante. Ce que j’ai souffert ne saurait se dire. J’ai vidé le calice de toutes les humiliations et de toutes les amertumes ; je me suis desséchée dans la honte. Et pour que rien ne manquât à l’œuvre de mon expiation, voici que Dieu m’envoie, à l’heure suprême, une torture non encore éprouvée qui surpasse toutes les autres ! Près de se fermer à jamais, mes yeux s’ouvrent à la vraie lumière, et mon cœur, en s’éteignant, jette vers les biens qu’il a méconnus un cri d’amour et de désespoir.


Un soir d’hiver, les gens de Peveney, réunis pour la veillée dans une grande salle de rez-de-chaussée où ils se tenaient habituellement, s’entretenaient de leur maître absent, car, sur cette terre de Bretagne, l’absence du maître ne disperse point les serviteurs, qui, tant que la maison est debout, restent attachés au seuil désert comme le lierre aux lieux inhabités. Les uns avaient vu naître Fernand et l’avaient porté dans leurs bras ; les autres étaient nés et avaient grandi en même temps que lui, sous le même toit. Tous l’aimaient et le vénéraient. Donc, par un soir de décembre, la bise se plaignait tristement dans les longs corridors ; la Sèvres, grossie par les pluies, grondait comme un torrent au bas du coteau et faisait de ses barrages autant de cascades mugissantes. Assis autour d’un ormeau embrasé, les gens de Peveney calculaient que, depuis plus de deux ans que M. Stein était venu parmi eux, ils n’avaient pas eu de nouvelles de leur jeune maître, lorsque trois coups violens ébranlèrent la porte du manoir.

— Justice divine, c’est lui ! s’écria en se levant brusquement la vieille nourrice de Fernand, qui filait au rouet dans un coin de l’âtre.

Tous se levèrent en même temps et coururent à la grille du jardin. Une voiture de poste entra dans la cour, et un voyageur en descendit. Il était enveloppé d’un ample manteau, et les bords rabattus de son chapeau lui cachaient à moitié le visage. Il écarta en silence, mais avec autorité, les serviteurs rangés sur son passage, et gagna d’un pas brusque la salle qu’illuminait la clarté du foyer. À peine entré, il se laissa tomber sur une chaise, présenta ses pieds à la flamme, et resta muet, dans une attitude recueillie. Les gens de la maison se tenaient derrière lui et se regardaient entre eux d’un air consterné. Enfin, la nourrice lui ayant ôté doucement son chapeau, tous les