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exceptionnelle et bizarre, excite la curiosité au lieu d’inspirer le dégoût ? C’est que, chez Mlle de Lespinasse, la passion était dans le cœur, et devait, par cela même, y rester enfouie, tandis qu’à Mme d’Arnim il était plutôt permis d’afficher sans scrupule une passion de l’esprit, si extraordinaire, si excentrique qu’elle fût.

En France, assurément, une fille de seize ans écrivant la première des lettres d’amour à un homme de soixante, et se reprenant, vingt années après pour ce même vieillard de quatre-vingts ans, d’une affection tout aussi exaltée, tout aussi fébrile que le premier jour, nous trouverait incrédules, nous paraîtrait un phénomène monstrueux. Avec le tour rêveur et presque mystique de l’imagination allemande, cela se comprend mieux, surtout si on pense que le héros de ce drame purement platonique et sentimental est, au-delà du Rhin, le roi de toute poésie : c’est nommer Goethe. Rien assurément ne serait moins piquant qu’une pareille correspondance, si elle n’avait pas été réellement écrite, si elle n’était qu’une fantaisie de l’imagination, enfantée après coup dans des vues de vanité littéraire. La réelle existence de ces singulières relations, la sincérité de cet entraînement extatique, l’homme avec ses infirmités disparaissant sous le poète et se transfigurant dans la gloire, aux yeux d’une enfant qui en fait son bien-aimé, son idéal, son dieu, il y a dans tout cela, au contraire, un attrait particulier pour tout lecteur curieux d’étudier le cœur humain dans ses attachemens les plus incompréhensibles ou (pourquoi ne pas dire le mot ?) dans ses maladies les plus étranges. Y aurait-il, par hasard, une intention caustique dans le double sens que notre langue donne au mot affection, et la médecine ici aurait-elle voulu faire une épigramme contre la morale ?

Ce n’est pas la première fois, au surplus, que le public français est initié aux étonnantes amours de Goethe. Que Frédérique meure de chagrin, c’est là un dénouement qui me touche, parce qu’il n’est pas commun ; que Lili se console ailleurs, c’est là une fin si ordinaire, qu’elle ne provoque même pas le sourire ; de pareils épisodes n’ont point droit de surprendre dans la biographie de celui qui fut à la fois (cela ne s’exclut pas) le plus grand poète et le plus parfait égoïste de son siècle. Mais il est deux femmes qui ont joué, dans la vie de Goethe, un rôle sinon aussi intime, au moins plus frappant. On se rappelle la liaison subite, profonde, illuminée par tous les éclairs de la passion, qui s’établit entre le jeune Wolfgang et Mme de Stolberg, qu’il n’avait jamais vue, qu’il ne vit jamais, et à qui il envoyait pourtant le journal assidu de sa vie, le secret de ses plus mystérieuses émotions ; on se rappelle le silence de quarante années qui suivit ces premiers rapports, et la lettre éloquente que la comtesse adressa à Goethe comme un avertissement suprême, comme le dernier gage d’une affection que l’âge avait interrompue sans l’éteindre. Les pages spirituelles qui ont été consacrées ici même[1] à Mme de Stolberg sont d’une date trop récente pour qu’il soit besoin de retracer, dans ses détails,

  1. Voyez l’article de M. Henri Blaze, dans la Revue du 1er décembre 1842.