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lumière nouvelle et plus d’intérêt encore. J’ai insisté sur cette liaison entre les deux jeunes filles, parce que toute la suite de la vie de Bettina se trouve, à mon sens, expliquée par l’étrangeté de ces débuts.

Caroline perdue, il fallait une amie à Mlle de Brentano. Passant un jour vis-à-vis la maison de la mère de Goethe qu’elle connaissait peu, et chez qui elle n’était jamais venue, l’idée lui vint de franchir le seuil : « Madame la conseillère, dit-elle en entrant, je veux faire votre connaissance ; j’ai perdu mon amie la chanoinesse Gunderode, il faut que vous la remplaciez. » — « Essayons, » répondit Mme de Goethe. Je n’invente pas. La conseillère avait soixante-dix sept ans, Bettina en avait dix-huit. Une intimité si profonde s’établit bientôt entre ces deux femmes, que ce fut un objet d’étonnement pour tout le monde. Bettina avait tout d’abord trouvé le secret du cœur de Mme de Goethe ; elle ne cessait de lui parler de son fils. Depuis deux ans que Wilhelm Meister lui était tombé entre les mains, elle refusait chaque soir d’aller dans le monde avec ses sœurs, elle se couchait au plus vite, et ses nuits se passaient à dévorer, à relire cent fois les œuvres du poète. Ce fut bientôt un culte exclusif. Le génie de la nature, qui avait troublé sa jeune ame, et que les livres de Goethe lui expliquaient avec le charme souverain des beaux vers, Goethe en devint pour Bettina le symbole vivant et idéal. Sans avoir jamais vu l’auteur de Werther, elle en fit son héros, l’ami de son cœur, l’éternel objet de ses vœux, sa divinité véritable. Goethe avait soixante ans. La conseillère fut tout d’abord confidente de cette passion despotique, effrénée, improbable, et cependant vraie, qui devint peu à peu l’unique occupation, la vie même de Mlle de Brentano. Voilà donc cette enfant qui, chaque jour, imprègne son ame de tous les parfums de la poésie, pour la rendre plus digne de cet amant inconnu, de ce roi, selon elle, de tout art et de toute poésie. Mme de Goethe, en femme d’esprit à la fois et en mère fanatique, comprend tout-à-fait cette passion ou en sourit. Il y a des lettres d’elle tout-à-fait charmantes, et où une pointe d’esprit fin et observateur se glisse heureusement sous la bonhomie de l’âge, sous je ne sais quel tour de rêverie et de sentimentalité tout allemandes. « Ne sois pas si folle avec mon fils, dit-elle à Mlle de Brentano, il faut que tout reste dans l’ordre. » Et ailleurs : « Écris des lettres raisonnables ! Quelle idée ! envoyer des bêtises à Weimar ! » Mais ce ton, cet air d’ironie ne percent que quand Bettina se laisse par trop emporter à ses courans les plus impétueux. D’ordinaire, Mme de Goethe prend très au sérieux cet attachement de Mlle de Brentano pour son fils, avec qui Bettina était bientôt entrée en correspondance suivie ; elle semble même envier son bonheur, et elle lui dit avec conviction : « Entre des milliers d’êtres, personne ne comprendra quel lot de félicité t’est échu en partage ! » La fraîcheur d’imagination, on le voit, est durable en Allemagne : voilà comment Mme de Goethe parlait à quatre-vingts ans. L’orgueil conservait à la mère vieillie les mêmes illusions qu’entretenait chez la jeune fille la fougue d’un esprit entraîné vers le surhumain et le merveilleux.