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ment repoussés par elle. Avare et cruel, Charles s’aliéna encore le peuple par ses orgueilleuses allures. Les vexations de ses ministres, l’arrogante licence d’une soldatesque enivrée par la victoire, mirent le comble aux souffrances des Siciliens. Pendant que les petites républiques de l’Italie tremblaient de l’ambition du nouveau roi, pendant que la cour de Rome elle-même faisait de vains efforts pour atténuer la puissance d’un si dangereux vassal, pendant enfin que Constantinople se voyait menacée d’une invasion imminente par Charles d’Anjou, la Sicile perdait patience. Bientôt un sentiment commun de colère contre la domination provençale unit tous les esprits ; le peuple même commença à reporter sa haine du roi à la royauté et à se souvenir des anciennes formes républicaines.

Tels furent, d’après M. Amari, les préludes des vêpres siciliennes. Jusqu’ici on était unanime à voir dans cet évènement le résultat d’une conspiration long-temps méditée, dont Jean de Procida avait été l’ame. C’est là une tradition universellement acceptée par les poètes comme par les historiens, Aussi le Procida de M. Casimir Delavigne s’écrie-t-il en chef heureux de conjuration :

Nos tyrans ne sont plus, et la Sicile est libre.

L’érudition moderne, sur l’autorité surtout de Giannone, n’avait pas songé à contredire cet étrange roman d’un chirurgien déguisé en cordelier qui, seul, ourdissait pendant des années un complot secret où entraient l’empereur grec, le pape, divers princes, toute la noblesse d’une grande île, tout un peuple enfin, complot merveilleux qui se trouvait éclater à la même heure sur tous les points d’un même royaume. Il n’y avait rien de pareil en histoire, et je conçois le naïf étonnement que montre à ce propos l’honnête M. Hallam dans son Europe au moyen-âge. Seulement il ne fallait pas se hâter d’en tirer tant d’inductions sur la discrétion sublime que peut donner à une nation tout entière l’amour bien compris de la liberté. Procida inspire la foi à M. de Sismondi, et le docteur Leo lui-même, auquel les paradoxes pourtant ne coûtent guère, n’ose pas, dans son Histoire d’Italie, s’inscrire en faux contre ce modèle des conspirateurs. Telle est la renommée solennelle à laquelle s’attaque sans crainte M. Amari. M. Amari prouve que Procida n’a détrôné personne, et que c’est lui qu’il faut détrôner. Les textes cités par l’auteur de la Guerra del Vespro et son argumentation critique nous paraissent tout-à-faits décisifs. Je le répète, d’après la tradition reçue, on envisage la révolution sanglante de 1282 comme un projet long-temps mûri et à la fin exécuté par l’habile et persévérant médecin. Dans cette hypothèse, Piere d’Aragon, Michel Paléologue, Nicolas III, les barons siciliens, la nation sicilienne elle-même, instrumens aveugles de la vengeance ou du patriotisme de Jean de Procida, formèrent avec lui une conspiration dont le massacre de Français était le but, et dont l’avénement de Pierre d’Aragon au trône fut le résultat. On a écrit et répété cela mille fois. Ce sont pourtant autant d’asser-