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Victor-Amédée pour émettre un avis sur les réformes désirables, les députés des états réclamèrent particulièrement la nomination des nationaux aux emplois publics, l’établissement d’un conseil auprès du vice-roi et d’une commission sarde résidant à Turin. Ces prétentions étaient modérées, et, vu les circonstances, n’avaient rien que de loyal et de légitime ; mais le cabinet de Turin, qui avait cédé à un généreux entraînement dans l’ivresse d’un succès inespéré s’était déjà ravisé quand les représentans débarquèrent à Livourne. Par un aveuglement inconcevable, on traita sans égards, sans ménagemens, une population encore enivrée de sa victoire. Des démonstrations de force inutiles, un défi maladroit jeté à l’opinion publique, déterminèrent l’explosion, et un jour le peuple provoqué réalisa de lui-même plus qu’il n’avait réclamé. Il expulsa le vice-roi et les employés piémontais, dont la tutelle blessait la susceptibilité nationale : quelques évêques seulement furent exceptés de la proscription.

Au fond, cette rébellion n’avait pas un caractère alarmant pour la maison régnante. Les états-généraux s’étaient empressés de se justifier auprès de la cour, et un nouveau vice-roi avait été reçu avec un remarquable enthousiasme. Quelques atteintes portées aux prérogatives des états ranimèrent le feu mal éteint, et cette fois l’insurrection fut sanglante. Le commandant de la force armée et l’intendant-général périrent victimes de l’exaspération populaire. Effrayés de ces excès qu’ils étaient impuissans à réprimer, les états-généraux ne songèrent plus qu’à faire cesser une anarchie dont les conséquences étaient incalculables. Ils envoyèrent à Rome l’archevêque de Cagliari, pour invoquer la médiation du saint-père auprès de leur souverain. Le peuple lui-même, qui avait atteint son but par l’expulsion des étrangers, se sentait aussi honteux de ses emportemens qu’embarrassé de son triomphe. Il n’y avait aucun levain révolutionnaire en Sardaigne : la liberté irréligieuse de la république française n’inspirait qu’horreur et mépris à des ames entièrement dominées par le clergé. La foule n’imaginait pas même qu’elle pût améliorer sa condition matérielle. Une circonstance fortuite faillit la mettre sur la voie.

La Sardaigne, comme je l’ai déjà dit, est divisée en deux caps depuis la domination aragonaise ; le Cap supérieur, dont le chef-lieu est Sassari, et le Cap inférieur, qui a pour ville principale Cagliari, la capitale de l’île. L’antagonisme que la politique des conquérans aragonais parvint à établir ainsi entre la Sardaigne méridionale et la Sardaigne septentrionale a créé entre les habitans des deux caps