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MORALISTES DE LA FRANCE.

une attention touchante et qui ne pouvait venir que de lui, sachant la sauvagerie de bien des gens de lettres, il avait fait pratiquer une porte particulière afin de leur éviter l’embarras d’avoir affaire aux grands laquais de l’hôtel et de passer même devant eux, ce qui en pouvait effaroucher quelques-uns[1]. Notons bien ce titre d’honneur, ce bienfait essentiel de Naudé, et en même temps son inconséquence. S’il méprise le public dans ses livres et ne daigne pas le distinguer d’avec la populace, voilà qu’il le devine et qu’il le sert par la tentative de toute sa vie. Il rêve la bibliothèque publique et universelle avec la même persistance et la même chaleur que Diderot a pu mettre à l’Encyclopédie ; il se consume à l’édifier par toutes sortes de travaux et de voyages ; il n’aime la gloire que sous cette forme, mais c’est à ses yeux une belle gloire aussi, et, au moment où il semble l’avoir atteinte, il échoue, ou du moins il peut croire qu’il a échoué. Quoi qu’il en soit, l’honneur lui en reste ; il est le premier à qui la France dut cette sorte de publicité et de conquête, l’idée et l’exemple de l’accès facile vers ces nobles sources de l’esprit. En cela il fut bien le contemporain et le coopérateur des Conrart, des Colbert, des Perrault (de loin on mêle un peu les noms), de tous ceux enfin du nouveau siècle qui, par les académies, par les divers genres de fondations, d’encouragemens ou de projets, contribuèrent à mettre en dehors la pensée moderne et à la vulgariser. Lui, le moins promoteur en apparence et le moins en avant, pour les façons, des écrivains de sa date, il eut sa fonction sociale aussi.

Ce petit Advis sur les bibliothèques renferme plus d’une fine remarque ; tout en rangeant ses livres, Naudé ne se fait faute de juger les auteurs et les sujets. Il est décidément injuste pour les romans, qu’il estime une pure frivolité, comme si Rabelais et Cervantes n’étaient pas venus. Sur tout le reste, il se montre ouvert, équitable, accueillant. Son esprit se déclare dans les motifs de ses choix ; il veut qu’on ait en chaque matière controversée le pour et le contre, afin d’entendre toutes les parties[2] : ce sont des couples de lutteurs

  1. Voir le Mascurat, page 246. Cette porte particulière n’eut pas le temps de s’ouvrir, à cause des troubles. L’hôtel du cardinal Mazarin tenait précisément le même local qu’occupe aujourd’hui la Bibliothèque du roi. Il était dans les destinées que le vœu, le plan de Naudé se réalisât en ce même lieu et sur toute son échelle. Au tome VI des Manuscrits français de la Bibliothèque du Roi (encore sous presse), M. Paulin Paris fait ressortir ces analogies.
  2. Bayle aussi avait pour maxime de garder toujours une oreille pour l’accusé.