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MORALISTES DE LA FRANCE.

d’ailleurs à l’âge où l’on ne recommence plus. Il revenait de là, dégoûté de sa tentative, rappelé sans doute aussi par le mal du pays et par la perspective de jours meilleurs après les troubles civils apaisés lorsqu’il fut pris de maladie et mourut en route, à Abbeville, le 29 juillet 1653, avant d’avoir pu revoir et embrasser ses amis. Il fut amèrement regretté de tous, particulièrement de Guy Patin, qui ne parle jamais de son bon et cher ami M. Naudé qu’avec un attendrissement bien rare en cette caustique nature, et qui les honore tous deux : « Je pleure incessamment jour et nuit M. Naudé. Oh ! la grande perte que j’ai faite en la personne d’un tel ami ! Je pense que j’en mourrai, si Dieu ne m’aide. (25 novembre 1653.) » — Les érudits composèrent à l’envi des vers latins sur la mort du confrère qui les avait si libéralement servis. On peut trouver cependant qu’il ne lui a pas été fait de funérailles suffisantes : on n’a pas recueilli ses œuvres complètes ; il n’a pas été solennellement enseveli. Mort en 1653, du même âge que le siècle, il n’en représentait que la première moitié, au moment où la seconde, si glorieuse et si contraire, allait éclater. Les Provinciales parurent six années seulement après le Mascurat, et donnèrent le signal ; la face du monde littéraire fut renouvelée. Naudé rentra vite, pour n’en plus sortir, dans l’ombre de ces bibliothèques qu’il avait tant aimées et qui allaient être son tombeau. On imprima de lui un volume de lettres latines criblé de fautes. On rédigea le Naudœana, ou extrait de ses conversations, criblé de bévues également. Il n’eut pas d’éditeur pieux. Son article manque au Dictionnaire de Bayle, ce plus direct héritier de son esprit. Lui qui a tant songé à sauver les autres de l’oubli, il est de ceux, et des plus regrettables, qui sont en train de sombrer dans le grand naufrage. Ses livres ont, à mes yeux déjà, la valeur de manuscrits, en ce sens que, selon toute probabilité, ils ne seront jamais réimprimés. Quelques curieux les recherchent ; on les lit peu, on les consulte çà et là. Tel est le lot de presque tous, de quelques-uns même des plus dignes. Qu’y faire ? la vie presse, la marche commande, il n’y a plus moyen de tout embrasser ; et nous même ici, qui avons tâché d’exprimer du moins l’esprit de Naudé, et de redemander, d’arracher sa physionomie vraie à ses œuvres éparses, ce n’est, pour ainsi dire, qu’en courant que nous avons pu lui rendre cet hommage.


Sainte-Beuve