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suspecter Descartes. Plus tard, au sein de la société, on a pu changer d’avis, on a pu vouloir s’emparer de la doctrine qu’on craignait pour la dénaturer et s’en servir ; mais cette politique n’efface pas le premier jugement, qui témoigne de la pénétration des jésuites.

En effet, qui a fondé dans le monde moderne l’autorité du sens individuel, si ce n’est Descartes ? Cependant, de son côté, Bossuet nous enseigne que le propre du catholique est de préférer à ses sentimens le sentiment commun de toute l’église. Le rationalisme moderne a pour père l’auteur des Méditations. Nous conseillons à quelques écrivains qui ont prétendu faire de Descartes un philosophe catholique de revenir sur cette canonisation singulière.

Quel contraste entre Descartes et Malebranche ! « Les passions sont toutes bonnes de leur nature, dit Descartes[1], et nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès, contre lesquels les remèdes que j’ai expliqués pourraient suffire, si chacun avait assez de soin de les pratiquer. » Cependant j’entends Malebranche qui s’écrie : « La nature est présentement corrompue ; le corps agit avec trop de force sur l’esprit. Au lieu de lui représenter ses besoins avec respect, il le tyrannise et l’arrache à Dieu… Sans faire une plus longue déduction de nos misères, j’avoue que l’homme est corrompu en toutes ses parties depuis la chute[2]. » Pour Descartes, l’union de l’ame et du corps est la loi de l’homme ; pour Malebranche, elle en est la dégradation. La morale de l’un est toute rationaliste, celle de l’autre toute mystique. Descartes nous enseigne que nous devons développer notre nature tout entière, nos passions non moins que notre esprit. À son école, l’homme apprend à bien employer ses passions, à s’en rendre maître, enfin à les ménager avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous[3]. Malebranche, au contraire, avertit l’homme qu’il est en épreuve dans son corps, et que cette épreuve est rude[4]. La vie est un combat dans lequel nous ne pouvons rien sans l’assistance de la grace divine. Notre nature n’est que corruption et faiblesse : nous devons méditer constamment sur notre indignité et sur la nécessité absolue d’un médiateur qui nous en relève et nous en rachète.

C’est surtout avec Malebranche que M. Bordas-Demoulin est car-

  1. Les Passions de l’Ame, troisième partie, article CCXI.
  2. De la Recherche de la Vérité, liv. V des Passions, chap. I.
  3. Derniers mots du Traité des Passions.
  4. Méditations chrétiennes, 20e méditation.