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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

et il porta la main à sa cravate avec un geste expressif, tout en répétant le mensonge officiel. Ce geste fit le tour des lycées russes. Maintenant les Slaves ont reçu de la France une tribune européenne. C’est dans la salle où professe M. Mickiewicz que pour la première fois se fait entendre librement leur voix. Cette étroite enceinte est pour eux une précieuse conquête, et on y rencontre, à côté de la jeunesse de nos écoles, des émigrés polonais, russes, bohêmes, illyriens.

L’enseignement du professeur ne frappe pas moins que l’auditoire par sa physionomie étrangère. M. Mickiewicz est un esprit d’une autre race que la nôtre. Il a l’imagination tournée à la parabole, naïve et fière, un enthousiasme que n’a pas affaissé le doute séculaire de l’Occident, un mysticisme viril et affectueux qui commande l’action en exaltant le patriotisme. L’originalité qui distingue M. Mickiewicz ne lui appartient pas tout entière : elle est celle du génie slave, et produit cette vive impression que donnent au voyageur des sites où tout est nouveau pour lui. On regrette cependant que la hardiesse de la pensée soit quelquefois impatiente et téméraire chez M. Mickiewicz. Il a trop besoin de foi pour s’arrêter toujours quand il le faudrait. Il aurait sans cela été moins entraîné aux espérances prématurées qui agitent une partie de l’émigration polonaise. Nous ne saurions partager toutes ses idées ; mais alors même qu’on se sépare le plus de lui, on reconnaît à sa parole élevée sans emphase, énergique sans effort, cette sévère autorité que la plus belle éloquence ne donne pas, et que possède l’homme le plus simple, si le devoir est son soin suprême. C’est un entier oubli de l’effet : jamais le moi, et toujours l’homme, et l’on est heureux, en écoutant M. Mickiewicz, de se sentir sous l’influence d’un noble caractère.

Depuis l’ouverture de son cours, M. Mickiewicz a esquissé le tableau complet de l’histoire et de la littérature slaves. On a publié en polonais les leçons des deux premières années, et l’on vient de les traduire en allemand : nous espérons que nous ne tarderons pas trop à les posséder en français. Ce livre est le plus important qui ait paru sur les Slaves. On est, à la lecture, comme transporté dans leur patrie. On visite les diètes orageuses de la Pologne, le Kremlin plein de supplices, la chaumière du serf, le château du seigneur, les rochers illyriens, les forêts qui résonnent du bourdonnement des abeilles et du chant des oiseaux, les steppes silencieuses. On assiste aux grandes époques des Slaves, à leurs luttes contre l’Asie, à leurs querelles intestines, et l’on entend, au-dessus de ces bruits de guerre, des voix harmonieuses, des chants de triomphe ou de deuil qui se succèdent comme ceux d’une vaste épopée nationale ; poésie généreuse, tendre, héroïque, qui respire l’air libre des campagnes, et unit aux magnificences orientales l’énergie du Nord.

M. Mickiewicz a mieux que personne surpris le secret des peuples slaves ; il n’a pas saisi seulement leur physionomie, il a pénétré jusqu’à l’ame. On est frappé de voir combien ils nous ressemblent peu. Tant qu’on n’est pas averti de cette différence, on se trompe singulièrement sur leurs affaires ; on a beau chercher à suivre leurs mouvemens, on n’en devine pas plus la direction