Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/973

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
967
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

steppes mongoles a visité aussi le Kremlin : il a sévi dans Ivan, et fait éclater en lui ses tempêtes. On ne trouve d’abord point de motif aux massacres du tsar. On ne sait quelle rage irrite ce maniaque contre son empire. On s’étonne et l’on s’effraie de le voir changer en déserts des provinces paisibles et des villes fidèles : il obéissait cependant toujours, dans ses frénésies, à une haute raison politique, ou, si l’on préfère, à un savant instinct. Il rend muette l’église, en tuant Sylvestre et Philippe ; il se débarrasse de la noblesse, en exterminant les boyards ; il porte un coup mortel aux communes, en frappant Twer et Nowgorod. Il humilia donc ou anéantit tout ce qui avait quelque indépendance, et constitua le pouvoir absolu avec une vigueur extraordinaire. Il détruisit toutes les forces slaves et mongolisa la Russie. Ivan est le plus achevé des tyrans ; il les résume tous. Il apparaît léger et débauché comme Néron, stupide et féroce comme Caligula, dissimulé et dévot comme Louis XI. On trouve dans ses lettres des expressions à la Tibère, le bavardage cafard de Cromwell, quelquefois aussi le style précis et mielleux de Robespierre déclamant contre la peine de mort. Comme Tschinguis-Khan surtout, il sanctionna par l’épouvante son despotisme. Il inspira une si profonde terreur, qu’elle a passé dans le sang des générations, et pour des siècles elle est devenue comme l’ame de la Russie.

Les sentimens du peuple ne furent pas moins contre nature que ceux du prince. Ni le déshonneur des femmes traînées au lit du tyran, ni les atrocités les plus révoltantes, rien ne souleva l’indignation. Il ne se forma aucune tentative contre les jours d’Ivan. Ce n’était pas lâcheté : non ; les Moscovites adoraient, dans l’épouvante, ce maître terrible. Les boyards expiraient au milieu des tortures en priant Dieu pour lui. On se désola quand il quitta Moscou ; il fut universellement pleuré à sa mort. Cela bouleverse nos pensées. Ce peuple était en délire comme son prince. L’influence finnoise, l’effroi de l’anarchie, lui donnaient une effrénée passion de servitude.

Pierre-le-Grand vint achever l’œuvre d’Ivan. Il détruisit ce qui restait de vie slave et de liberté, asservit entièrement l’église, et arma de nouvelles ressources le despotisme moscovite. Ce ne fut pas dans un autre but qu’il introduisit en Russie la tactique, les formes administratives, les sciences et les arts de l’Occident. Il ne demandait à l’Europe que des chefs de bureau, un état-major et des ingénieurs. Il ne voulait pas élever son peuple à une vie supérieure ; il ne cherchait que des procédés plus habiles de gouvernement et des moyens de conquêtes, la force, en un mot, et non pas la civilisation.

Comme Ivan, Pierre vint au monde au moment d’un violent orage, et passa ses premières années dans un palais sans cesse troublé par de tragiques rivalités. Le spectacle des factions lui donna le mépris des hommes et le goût du sang. On sait comment Pierre débuta dans son œuvre. Il détruisit les strelitz, milice turbulente qui se mêlait des affaires du palais. Des milliers d’hommes périrent dans d’affreux tourmens. Pierre montra dans ces terribles exécutions le génie cruel d’Ivan ; il s’exerçait à trancher lui-même