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coutumes publiques, par une suite de glorieux exemples, par l’habitude de longs siècles, l’enthousiasme est devenu l’ame de la Pologne, comme la terreur est l’ame de la Russie. Le tsar est tout en Russie ; la patrie, tout en Pologne. Nulle part elle n’a imposé autant de devoirs, ni inspiré un amour aussi fervent, aussi religieux. Elle est, pour les Polonais, plus que le sol natal ; elle est surtout cette société idéale que veulent édifier les institutions publiques. Ce culte de la patrie est aussi généreux que fidèle. Le Polonais veut pour elle l’indépendance et non pas les conquêtes, l’honneur plutôt que l’empire. Il se vante de n’avoir jamais attaqué le premier, et son patriotisme est, plus que nul autre, pur de haine, dévoué, chevaleresque.

Aux grandes occasions, la Pologne entière était convoquée, et c’était alors qu’éclatait le mieux l’esprit national. Tout le pays était en mouvement ; on eût dit une levée en masse : le Livonien arrivait dans son carrosse, escorté de fantassins allemands portant la carabine à mèche ; le Cosaque se précipitait à cheval des bords du Dnieper ; palatins, starostes, castellans, accouraient avec leurs hommes, gens de bonne mine et de bonne maison, bannière en tête. Il venait ainsi jusqu’à plus de cent mille nobles, étrange parlement qui campait sur les bords de la Vistule. Cette assemblée de gentilshommes, ardente, mobile, fougueuse, unissait à la fierté aristocratique le sentiment populaire. Ils délibéraient à cheval, en armes, et supportaient mal les longs discours. Aux allocutions des orateurs se mêlaient les hennissemens des chevaux, souvent aussi la musique des balles. Il fallait avoir parole et main promptes ; à la moindre provocation, chacun de prendre ses pistolets à l’arçon ; une étincelle allumait les colères, et c’était alors une mêlée à grands coups de sabre. On aimait ces allures martiales de la discussion ; l’éloquence avait peu de prises, la réflexion moins encore. Tout se faisait par élan de cœur dans cette foule héroïque. Quelquefois un mot imprévu, jeté par une voix dans l’orage, était répété d’acclamation. Ces entraînemens semblaient un ordre de l’esprit saint. L’enthousiasme servait de tactique ; une inspiration soudaine pouvait seule maîtriser ce superbe désordre.

Ce fut sous les Jagellons que la Pologne brilla de tout son éclat. La dynastie des Piasts s’était éteinte ; on appela le roi de Hongrie au trône. Il laissa deux filles, et l’une d’elles fut proclamée reine. C’était une jeune princesse de quatorze ans, d’une merveilleuse beauté et d’une grande piété. Elle avait été autrefois fiancée à un seigneur allemand, jeune, beau et vaillant ; mais le duc de Lithuanie, charmé par tout ce qu’on lui disait d’elle, envoya demander sa main. Il était païen, âgé, et, comme tous les siens, cruel et farouche. La jeune reine, effrayée, ne voulait pas entendre parler de cette union. La noblesse et le clergé lui représentèrent que ce sacrifice gagnerait à la foi les païens du Nord et rendrait à la Pologne des milliers de captifs gardés dans d’impénétrables forêts. La sainte jeune fille se résigna et fut bénie. Le duc la rendit heureuse : il sembla avoir, après son baptême, abjuré son ancien caractère ; il s’attacha les Polonais par sa clémence et par l’oubli des injures, et fut le modèle d’un prince chrétien, miséricordieux et paternel.