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DE LA LITTÉRATURE POLITIQUE EN ALLEMAGNE.

découragement dut se glisser dans plus d’une intelligence, et au premier enthousiasme de la jeune Allemagne succéda bientôt ce qu’on a appelé, de l’autre côté du Rhin, le Weltschmerz, c’est-à-dire l’ennui et le dégoût du monde, le désir d’une société nouvelle, mais surtout le désir d’un monde différent, d’une autre terre. La poésie, désespérant de régénérer la vieille Europe, a voulu s’enfuir dans les contrées vierges de l’Amérique.

Dans cette école du Weltschmerz, représentée surtout par M. Ernest Willkomm, je n’aperçois qu’une imitation affaiblie des idées qui ont été exprimées ailleurs avec plus de force et de poésie. Il y a longtemps que des enfans découragés de l’Europe ont jeté de telles plaintes ; mais il y avait dans leur douleur une sincérité mâle qui expliquait leurs dédains et justifiait leurs espérances. Je ne parle pas seulement des premiers colons partis d’Angleterre ; dans ce siècle même, nous avons entendu plus d’une éloquente invocation adressée à l’Amérique. Si les presbytériens anglais sont allés demander aux forêts du Nouveau-Monde une vie chaste et forte, à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre nous y avons découvert une poésie inconnue. Les représentans les plus différens de notre littérature s’y sont trouvés rassemblés, Paul et le chevalier Desgrieux, René et Amaury. La tombe voisine d’Atala a achevé de purifier le sépulcre désolé de Manon Lescaut, tandis que le frère d’Amélie et l’amant de Mme de Couaën calmaient un instant dans les solitudes les troubles mortels de leur ame. Comme la vieille Rome aux derniers jours du paganisme, lorsqu’elle semblait pressentir un avenir meilleur, nous avons dit avec son poète :

Nos manet Oceanus circumvagus arva ; beata
Petamus arva divites et insulas.

M. Willkomm arrive bien tard après tant de poètes, pour chanter ce découragement. L’Allemagne a voulu aussi envoyer ses représentans à cette assemblée de créations charmantes qui nous appellent sur les côtes de la Floride ; mais puisque Goethe, ou Schiller, ou Jean-Paul, ne l’ont pas fait, je ne sais qui y réussirait aujourd’hui. Dans cette poésie découragée, dans l’expression de ces douleurs, la médiocrité n’est pas tolérable, et l’emphase devient immédiatement grotesque. Je crains bien que les héros de M. Willkomm n’abordent jamais au rivage de l’Eldorado lointain qu’ils convoitent.

M. Willkomm a intitulé son livre : Les Gens fatigués de l’Europe (die Europamüden). Ce titre bizarre cache une histoire plus bizarre en-