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REVUE MUSICALE.

et finit, après mille tribulations, par devenir fou de désespoir et d’amour. En présence d’une pareille extrémité, lady Harriet songe à réparer le mal qu’elle a causé. Elle épouserait bien le damoiseau ; mais comment faire ? on ne peut cependant se marier avec un fou. Qu’à cela ne tienne ; les auteurs ont trouvé dans le dénouement de la Grace de Dieu un moyen efficace, et qui ne saurait manquer de remettre en état cette pauvre cervelle. On ramène Lionel à la ferme, et tout à coup, à un signal donné, lady Harriet apparaît vêtue en servante, comme au premier acte. Il n’en faut pas davantage pour rendre à la raison notre amoureux, et la meilleure douche n’eût pas mieux fait. — Je le demande, quel profit la danse et la musique peuvent-elles tirer d’une action pareille ? Où est la grace, le motif, dans cet assemblage de scènes qu’on prendrait pour une de ces héroïdes du boulevard dépouillée de son jargon sentimental ? Non, encore une fois, le ballet n’est point cela ; le ballet vit de fantaisie et n’a que faire de ces passions dont il ne parle ni ne comprend la langue. Long-temps il eut l’Olympe pour domaine ; depuis la Sylphide, de nouveaux royaumes se sont ouverts à lui : les régions vaporeuses de l’air, la grotte des ondines, la caverne des gnomes et des kobolds. Ces régions, direz-vous, il les a toutes parcourues ; n’importe, l’imagination a ses ressources. Et d’ailleurs, pourquoi la légende s’épuiserait-elle si vite, quand la mythologie a fourni des siècles d’existence ? Ce qui manque, avouons-le tout de suite, ce ne sont point les idées, mais les danseuses pour les rendre ; ce qui manque, c’est Taglioni, c’est la Elssler. De tant de richesses passées, on n’a su conserver que la Carlotta, talent surfait sans aucun doute, mais qui, dans l’absence d’autres plus glorieux, vaut certes bien son prix ; alors pourquoi s’en passe-t-on ? Est-ce à chanter dans l’opéra nouveau qu’on la destine ? Vraiment, cette situation de l’Académie royale ne saurait se prolonger davantage. On éprouve je ne sais quel serrement de cœur à parler de ce noble théâtre, jadis si magnifique, si splendide, si pourvu de nombreuse et puissante clientelle, et maintenant presque abandonné. Qu’il s’agisse de musique ou de danse, d’un opéra ou d’un ballet, partout les brèches sont ouvertes, et des deux genres, menés jadis de front si vaillamment, à peine reste-t-il çà et là quelque sujet attardé, espèce d’oiseau dépareillé dont l’attitude contristée semble trahir l’isolement.


H. W.