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millenium, à cette seconde édition de la terre où les hommes n’auront plus besoin de manger. M. Guiraud travaille à faire concorder l’histoire avec la théologie du séminaire ; pour le récompenser, le séminaire l’excommunie, car il s’est oublié jusqu’à dire, comme conclusion de ses théories orthodoxes, que Satan joue dans ce monde un rôle plus important que Dieu lui-même. À cette occasion, L’Université catholique l’a déclaré hérétique, et de la pire espèce, hérétique satanien, de telle sorte que, récusé tout à la fois par les philosophes, les historiens et les théologiens, il se trouve sur une sorte de terrain vague, entre sa paroisse et l’institut. Les femmes elles-mêmes, au milieu de cette ferveur générale, ont été subitement saisies de caprices métaphysiques et théologiques. La science sérieuse, pas plus que l’orthodoxie, n’a rien à démêler avec les Études sur les idées et leur union au sein du catholicisme, avec la Formation du dogme catholique ; et quoique l’auteur de ce dernier livre ait interjeté appel du jugement porté par la Revue, nous maintenons, pour notre part, l’arrêt sur tous les points en ce qui touche la portée scientifique de l’œuvre. Quant à l’orthodoxie, il suffira de rappeler que la Formation du dogme catholique a été mise à l’index en cour de Rome.

Pour les néophytes les plus candides et les plus enthousiastes de cette école, la philosophie toute entière s’est résumée dans une négation absolue de la raison. En abordant la science, ils ont commencé par briser son instrument et les gens de bon sens se sont demandés en riant si pour nier la raison il ne faut pas commencer par la perdre. C’était justice, car, dans leur prétendue mysticité absolutiste, ces philosophes allaient plus loin que les docteurs les plus absolus. Au moyen-âge, on voyait dans la philosophie l’humble servante de la scolastique, mais on n’y voyait pas l’inévitable ennemie de la foi. On proclamait l’incertitude, l’insuffisance de la raison ; on ne l’insultait pas et, tout en signalant ses ombres et ses ténèbres, on acceptait sa lumière là où sa lumière pouvait éclairer. Les docteurs de la scolastique moderne ont contre eux et la tradition des grands esprits du moyen-âge, qui cherchaient dans la raison les premiers élémens de la certitude religieuse, et la croyance forte et calme du XVIIe siècle. Par malheur, ils ne connaissent ni leur temps, ni le passé, ni les livres même sur lesquels ils s’appuient, car, en attaquant le rationalisme, c’est saint Augustin, saint Thomas, saint Anselme, toutes les lumières de l’église qu’ils attaquent, et M. l’archevêque de Paris se voit forcé de prendre contre eux, au nom de la foi, la défense de la raison, et par cela même de la philosophie. « À défaut de génie et d’instruction suffisante, leur dit-il, on aura recours à l’exagération et à l’enflure ; au lieu de montrer l’insuffisance de la raison, on la présentera comme impuissante à arriver jamais à la certitude ; au lieu d’affirmer la nécessite de la foi pour connaître, pour observer la vérité religieuse, on rendra son domaine absolu, universel ; on révoltera au lieu de persuader ; au lieu de faire des croyans, on préparera des sceptiques[1]. »

  1. Instruction pastorale, p. 23.