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LES FEMMES ILLUSTRES DU xviie SIÈCLE.

prouver que Mme de Sévigné destinait au public et à être insérées dans le Mercure de France ces lettres où elle épanche en mille incroyables saillies les flots de sa tendresse maternelle et de sa verve inépuisable, je répondrais sans hésiter : D’abord vous me gâtez Mme de Sévigné ; c’était une mère passionnée et pleine de génie, vous m’en faites un bel-esprit. Ensuite vous vous trompez. Quand on écrit pour être imprimé et pour être lu de tout le monde, on écrit bien différemment. On peut écrire encore très agréablement, mais non pas avec ce naturel, avec cette grace involontaire et ces airs charmans que le cœur seul inspire, et que la plus habile coquette ne trouve pas devant son miroir. Toute femme qui écrit sur ses sentimens pour le public entreprend de le tromper ; elle fait un personnage, et partant elle le fait assez mal ; elle écrit avec plus ou moins de chaleur et de feu extérieur, mais sans ame, car si l’ame l’inspirait, elle la retiendrait aussi : la règle est sans exception. Bien entendu qu’il ne s’agit point ici des poètes, hommes ou femmes, enfans aimables ou sublimes, qui ne savent ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils font, chantent ou écrivent, comme l’enseigne Platon[1], sous l’empire d’un démon qui leur souffle tout ce qu’ils disent. Le poète est un être sacré ; et quand, dans ce délire qu’on appelle l’inspiration, égaré et hors de lui-même, il se montre nu à la foule, c’est un corps transfiguré qu’il expose à la vue, et les saintes bandelettes ne le quittent jamais aux yeux de ses vrais adorateurs. Mais la prose est une Muse sobre ; elle sait ce qu’elle fait, et elle en est responsable. Quand donc une femme écrit en prose, elle est de sang-froid et si elle parle d’elle-même, selon moi, elle fait une faute. Je ne connais à la condition de femme auteur que deux excuses, un grand talent ou la pauvreté, et je m’incline avec bien plus de respect encore devant celle-ci que devant celui-là[2].

  1. Traduction de Platon, t. IV, Ion, p. 249.
  2. La pauvreté n’est pas seulement une excuse admissible, c’est une raison légitime et sacrée. Si on éprouve un sentiment pénible en voyant aujourd’hui tant de jeunes filles pauvres qui pourraient, en embrassant une profession utile, parvenir, avec du travail et de la conduite, à une situation modeste, mais indépendante, se jeter, sans vraie instruction et sans études sérieuses, dans ce qu’elles appellent la carrière littéraire, se mettre aux gages des libraires et à la merci des journaux, contraintes, pour plaire à la foule des liseurs de cafés, de simuler les travers, hélas ! et quelquefois les vices à la mode, entretenant le public d’elles-mêmes, de leur vie intime, de leurs fautes même, se traînant ainsi et vieillissant, entre le mépris et la pitié, dans cette sorte de mendicité littéraire ; si en vérité on sert à la fois la cause de la morale et celle du bon goût, si on mérite bien de la société et surtout des femmes quand on refoule, par une critique un peu vive, toutes