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LES FEMMES ILLUSTRES DU xviie SIÈCLE.

ma mère entre ces trois dames, je choisirais le sort de Mme Dacier, femme excellente, pleine d’instruction, qui a très peu parlé d’elle, et n’a guère fait que des traductions qui dureront plus que bien des ouvrages prétendus originaux. La traduction de l’Iliade par Mme Dacier est encore aujourd’hui la seule version qui se puisse lire de l’antique et naïve épopée. Il y a par-ci par-là quelques contre-sens : on y chercherait en vain notre exactitude littérale, la grace non plus n’y est pas ; mais la simplicité, mais l’abondance, mais l’énergie et le mouvement n’y manquent point, et l’impression générale qu’elle fait sur l’esprit du lecteur est précisément celle que produit le vieil Homère. J’avoue que les bergeries de Mme Deshoulières me surpassent et ne sont pas faites pour moi, pas plus que celles de Racan et de Fontenelle, pastorales de boudoir, jeux d’esprit qui ne divertissent pas le moins du monde, industrie innocente, mais futile, à laquelle il y a très peu d’industries honnêtes que je ne préfère, celles par exemple qui mettent dans ma cellule un chaud tapis, des meubles solides et une bonne cheminée. Mlle de Scudéry était, comme on disait alors, une fille d’esprit qui a fait d’ennuyeux romans et quelques jolis vers, parmi lesquels on a retenu le quatrain sur les œillets du grand Condé. Elle vaut un peu mieux que monsieur son frère, le bienheureux Scudéry de Balzac et de Boileau. Celui-là s’est vraiment trompé de siècle ; il devait vivre de notre temps. Avec ses airs de matamore, son style éventé, et sa fécondité inépuisable, il eût été un des lions de la littérature facile. Mais dans la famille il y a une personne qui, sans avoir écrit pour le public, est bien supérieure et à l’auteur de la Clélie et à celui de l’Amour tyrannique et de l’Illustre Bassa ; c’est la femme même de Scudéry, qui, laissée veuve à trente-six ans, aimable et spirituelle, vécut dans la meilleure compagnie, recherchée, quoique pauvre, et considérée malgré le ridicule de son nom. Elle a du sens, un certain goût poli et discret, et ses lettres agréables et bien tournées se soutiennent encore à côté de celles de Bussy[1].

Je n’aurais pas l’injustice et le mauvais goût de bannir de ma galerie les femmes auteurs, mais toutes mes préférences, et pour ainsi dire les places d’honneur, seraient pour ces femmes éminentes qui ont montré une intelligence ou une ame d’élite sans avoir rien écrit, ou du moins sans avoir écrit pour le public, selon la vraie destinée et

  1. Leur correspondance a été publiée ensemble. M. de Monmerqué, qui a vu les originaux, se plaint qu’elle le soit si imparfaitement. Ce n’est pas un malheur qui soit particulier aux lettres de Mme de Scudéry ; nous croyons avoir établi, dans notre livre des Pensées de Pascal, que tout ouvrage posthume doit désormais être tenu pour suspect, et que bien peu nous sont arrivés intacts.