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LA CONTREFAÇON BELGE.

du reste du monde, et avait su mettre en pratique cet axiome vulgaire, qu’en industrie le nombre des consommateurs croît en raison du bas prix de l’objet de consommation. Il n’y a pas bien long-temps, elle ne s’imaginait pas qu’un volume in-8o pût être vendu moins de 7 francs 50 centimes, et aujourd’hui encore elle excepte de ses publications à bon marché toutes les premières éditions, celles précisément dont il faudrait régler le prix de telle sorte que le public, sur l’annonce d’une nouveauté quelconque, pût céder à la première impulsion de sa curiosité. Tous ceux qui ont vu de près la librairie parisienne savent si nous la calomnions. Ils n’ignorent pas que, pour la vente d’un ouvrage d’imagination, elle règle invariablement son tirage sur le nombre des cabinets de lecture qui lui offrent un écoulement régulier ; qu’elle se dit : « Les frais d’impression de tel ouvrage seront couverts par l’achat forcé de cinq ou six cents cabinets de lecture, et le bénéfice se prélèvera sur le placement éventuel du reste de l’édition, » et qu’elle ne s’est pas dit encore : « Ces cinq ou six cents cabinets de lecture représentent neuf ou dix mille lecteurs par exemple ; à quel taux faut-il abaisser le prix de l’exemplaire pour en faire autant de consommateurs ? » Ce résultat, qui est possible à toute industrie intelligente, on pouvait l’attendre d’elle en tout état de cause ; mais si elle veut succéder à la contrefaçon, il devient nécessaire qu’elle soit en mesure de le réaliser.

Nous ne voulons pas opposer, d’une manière absolue, à la librairie française l’exemple de sa rivale. Pourtant, quoique celle-ci soit tombée dans un excès contraire pour des motifs que nous avons déduits plus haut, quoiqu’elle en soit venue à jeter dans le public trop de volumes incorrects et mal imprimés qui ne méritent plus le nom de livres, on peut recevoir des leçons utiles même d’un pareil adversaire. Voici un rapprochement que nous ne pouvons nous empêcher de faire : la contrefaçon fait acheter cinq à six cents exemplaires du premier livre venu, qu’elle imprime, à une population de quatre millions de Belges, dont la moitié parle une langue étrangère, tandis que la librairie parisienne place à peine huit cents exemplaires du même ouvrage sur un marché qui compte trente-trois millions de Français. Or, il nous semble évident qu’il y a entre ces deux termes extrêmes un milieu où l’industrie régulière aurait pu arriver sans tomber dans l’excès justement reproché à sa rivale. Et qu’on ne nous objecte pas que la condition des deux librairies vis-à-vis de leur marché intérieur n’est pas la même. La librairie parisienne est soumise à des charges très lourdes sans doute, dont la contrefaçon est affranchie ; mais le monopole que chaque éditeur possède ici ne constitue-t-il pas en sa faveur un avantage inappréciable, quand on connaît les ravages produits là-bas par le fléau de la concurrence ?

Soyons juste envers la librairie française. Plusieurs causes indépendantes d’elle ont contribué à produire l’état d’insuffisance commerciale que nous venons de dépeindre, et peu à peu l’ont conduite à se contenter de remplir tant bien que mal la moitié de son rôle, d’être seulement une industrie et