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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

Voltaire devant la constituante, la cause jugeant l’effet, la pensée ayant conscience qu’elle se fait acte, assurément il y aurait eu là un enseignement profitable. Mais tel n’est point le jeu de l’histoire. Au lieu de ce flambeau de tout à l’heure qui ne versait qu’une lumière éclatante, bientôt vous aurez une torche incendiaire ; aussi devra-t-elle passer en d’autres mains : quasi cursores vitai lampada tradunt. Une génération commence, une autre génération achève : le temps est nécessaire aux grandes tâches.

Il fallait bien pourtant que le drame sentencieux et la poésie philosophique de l’école voltairienne eussent leur témoin, leur délégué, dans cette révolution dont ils avaient hâté la venue ; seulement, au lieu de Voltaire, ce sera Chénier, le disciple à la place du maître. Cela se comprend. Qu’avait été, en effet, l’histoire politique pendant tout le XVIIIe siècle, sinon de l’histoire littéraire ? Les vrais champs de bataille d’alors, c’étaient les livres, et il faudrait être aveugle pour tenir moins de compte de l’Encyclopédie que de Fontenoy. Mais plus tard, au dénouement, lorsque le branle donné par les lettres a mis la société en marche, quand les idées deviennent des faits, l’action, la politique, reprennent naturellement leur place, le premier plan. C’est ainsi que, selon le besoin des âges, le génie a ses métempsychoses ; les grands hommes alors, ce ne sont plus les poètes : il fallait des orateurs et des soldats. En ces ères de rénovation, le talent lui-même semble avoir les instincts du génie, s’il n’en a pas la puissance. Pour être le vrai continuateur de Voltaire après 89, on devait l’être ailleurs encore qu’à la scène ; aussi ne faut-il pas s’étonner de trouver à la fois Chénier au Théâtre de la République et à la tribune des Jacobins. Marie-Joseph Chénier fut, avant tout, l’homme de son temps ; il en eut les goûts, il en accepta les entraînemens, l’enthousiasme, les colères. Poète, vous le voyez aspirer aussitôt à la gloire retentissante de la tragédie politique et philosophique ; citoyen, vous le voyez frapper sans pitié par ses votes ces mêmes rois qu’il avait frappés sans pitié dans ses vers. Sans doute les discours de Chénier sont fort peu de chose, si on pense à Mirabeau, à Vergniaud, à Danton ; toutefois il semble que le poète de la révolution dut aussi en être un peu l’orateur et l’acteur. Durant tout le XVIIIe siècle, le théâtre n’avait-il pas été une tribune ? La poésie n’avait-elle pas eu un caractère oratoire ? N’avait-elle pas visé surtout à l’éloquence active et influente ? Venu tard, venu le dernier, Marie-Joseph, comme il était naturel, se trouva réunir effectivement en lui ces deux rôles de poète et d’orateur, et il parla dans les assemblées le langage que ses héros parlaient à la scène.