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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

De ma mère et de toi nous aurons en partage
Un souvenir sans tache et des trésors d’honneur ;
Nous aurons les vertus, ces richesses du cœur.

Je ne sais, mais au début de cette biographie, qui doit avoir ses heures sombres, la pensée s’arrête toujours et revient avec complaisance sur Mme de Chénier. Quoi de plus naturel ? Ne sait-on pas ce que son cœur aura un jour à souffrir ? Ne voit-on pas d’avance dans cette mère pleurant pendant quatorze ans avec celui de ses fils qui aura le malheur de survivre, ne voit-on pas une vivante réfutation de tant d’odieux mensonges, une protestation dont l’éloquence suffirait seule à convaincre ? Cette belle Grecque, on aime à l’apprendre, cette mère aimable de deux poètes aimés, écrivait notre langue, cette langue qui m’est étrangère, comme elle dit, avec une grace expressive et nonchalante qu’elle avait gardée de son pays, et qu’elle sembla léguer à André. On a d’elle, perdues dans un recueil trop oublié, deux lettres charmantes, deux dissertations délicates et fines[1] où l’érudition se déguise sous l’élégance. Dans l’une, Mme de Chénier expose les poétiques symboles que les mœurs grecques mêlent aux pompes funéraires : dans l’autre, elle parle avec amour des danses de son pays, et revendique contre la pruderie française les charmes d’un art que l’antiquité aimait comme elle. Qu’on me permette de détacher de ces lettres quelques lignes qui en feront juger le tour heureux et facile :

« À Paris, on ne danse plus à trente ans. S’il est un âge pour renoncer aux agrémens de la société, je voudrais savoir qui a eu le droit d’en fixer le terme ? car enfin les graces, la santé, une constitution heureuse, sont des dons de la nature contre lesquels personne, ce me semble, n’a droit de réclamer. Est-ce une convention ? Qui l’a établie ? Serait-ce la jeunesse ? Elle y perd assurément la première, puisque chaque instant la rapproche du terme si court qu’elle avait mis à ses amusemens ; car on a peu de temps à être jeune et long-temps à ne l’être pas. Sont-ce les personnes de l’âge mûr qui ont établi cette convention ? Elles y perdent encore davantage. S’il y en a dans le nombre qui n’aient aucun goût pour la danse, ne craignent-elles pas qu’on leur fasse l’application du renard de La Fontaine qui propose à ses confrères de se couper la queue, parce que lui-même n’en avait pas ? Au reste, je ne prétends point, à beaucoup près, que tout le monde doive danser mais je voudrais que chacun fût libre de danser sans être obligé de produire son extrait baptistaire. »

  1. Voyez au volume ier de l’agréable Voyage littéraire de la Grèce, par Guys, les lettres 13 et 18.