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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

eut l’esprit qu’il porta bruyamment à la scène, l’autre prit l’éloquence théâtrale, à laquelle il ajouta sa propre bouffissure ; le premier écrivit Figaro, le second fit Charles IX. À vrai dire, c’est Beaumarchais qui eut le bon lot, car l’esprit est de tous les temps, et Mirabeau, d’ailleurs, était un rival terrible pour Chénier.

La tragédie avait tenu une si grande place dans le rapide mouvement des lettres au XVIIIe siècle, elle était si bien passée dans les mœurs, que, sur les dernières années, le moindre débutant s’y sentait attiré. L’ascendant de Voltaire, l’éclat de cette grande gloire dramatique, l’habitude de l’imitation, tournaient toutes les jeunes têtes. Dès sa première jeunesse, Chénier vit dans la tragédie sa véritable vocation ; chez lui, c’était à la fois un penchant irrésistible et un choix médité. Du reste, il abordait cet art avec toutes les lisières de l’école, sans aucune vue originale, n’ayant pas même cette demi-indépendance dont Diderot avait donné l’exemple dans certaines préfaces de ses drames. Pour lui, Shakspeare est un ignorant, un barbare, et il écrit à son frère, qui était alors à Londres : « Vous me paraissez indulgent pour ce Shakspeare ; vous trouvez qu’il y a des scènes admirables. » André avait ses raisons. Voilà où en est Marie-Joseph, même après Ducis et Letourneur ! La fantaisie, l’imagination, sont lettre close pour cet esprit ainsi emprisonné dans la tradition. Aussi accepte-t-il le vieux moule du drame classique et le croit-il indispensable. La tragédie nationale de Du Belloy transformée avec les idées historiques de Mably et de Thouret, la tragédie romaine de Voltaire refaite avec les fureurs collégiales de Lebeau, en un mot le Siége de Calais et la Mort de César arrangés pour les héros du Jeu de Paume et pour les conquérans de la Bastille, telle est la poétique de Chénier. On peut cependant revendiquer pour lui une certaine intervention propre, un rôle particulier, dans cette histoire de la tragédie. Comme les richesses de l’invention lui manquaient, il n’ajouta rien, bien entendu ; mais, comme il avait le bon sens, il retrancha. Ainsi, avec lui, plus de confidens, plus de mythologie, plus rien de cette

Race d’Agamemnon qui ne finit jamais ;

l’amour, cette grande passion du théâtre, est même rejeté sur le second plan, sous prétexte qu’il énerve l’action. Chénier écrit pour une génération de Spartiates. Des œuvres fortes et nues, un grand but politique et une action simple étaient l’idéal de Chénier ; il a fini par l’atteindre dans Tibère. On conçoit ce goût des canevas austères à la veille d’une révolution. C’était, au reste, une mode, je dirais presque