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de l’écrivain et les œuvres de la révolution. Chénier a droit à une place distincte dans l’histoire de ce grand bouleversement social : il témoigne de la présence continue des lettres, de l’aide utile qu’elles prêtèrent aux évènemens, de la résistance qu’elles voulurent quelquefois leur opposer. Fénelon avait pour but d’arrêter le déchaînement des passions, comme Charles IX avait eu pour résultat de les mettre en jeu. Seulement, après avoir réussi dans ses essais de propagande, Marie-Joseph échoua dans sa tentative de résistance. La poésie peut enflammer l’enthousiasme, elle ne corrige pas la frénésie. Il faut le dire à l’honneur de Chénier, dans l’entraînement des plus mauvais jours, jamais l’insulte aux victimes, jamais l’éloge des bourreaux ne se sont rencontrés sous sa plume : on chercherait en vain dans ses œuvres quelqu’une de ces strophes honteuses qui furent une tache pour la vieillesse de Le Brun. C’est dans les hautes sphères qu’habite toujours sa muse. En touchant la terre, elle aurait craint de souiller son cothurne dans le sang.

Les hymnes que Chénier fit pour les fêtes de la révolution, les chants patriotiques que la victoire lui inspirait, sont pleins de sentimens élevés et purs : on y retrouve les idées généreuses d’affranchissement auxquelles Condorcet mourant n’avait pas cessé de croire, cette passion sainte et martiale de la liberté que la vue de l’échafaud ne fit qu’aviver dans le cœur de Mme Roland. Sans doute, la grande poésie lyrique du temps n’est pas là ; elle est dans les choses même. La muse révolutionnaire fut une bacchante à qui la tribune servit de trépied : quel rhythme eût retenti à l’égal des foudres oratoires de Mirabeau ? quelles strophes n’eussent paru décolorées à côté de la géométrie enflammée de Saint-Just, à côté de ces formules draconiennes revêtues d’images bibliques ? La pâle tradition de J.-B. Rousseau est trop souvent flagrante dans la partie lyrique des œuvres de Chénier : il serait cependant injuste de méconnaître ce qui s’y rencontre çà et là de vigoureux accens. Le canon et le cri des mourans accompagnaient bien, ce me semble, les soldats répétant sur le rhythme de Méhul :

La victoire en chantant nous ouvre la barrière,
La liberté guide nos pas…

La liberté, en effet, s’était réfugiée dans les camps, et elle gagnait des batailles en entonnant les vers de Chénier. Dans le bel Hymne à l’Être suprême, écrit au plus fort de la terreur, alors qu’on osait à peine prononcer le nom de Dieu, Marie-Joseph a été vraiment inspiré :

Source de vérité qu’outrage l’imposture,