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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

peine après la mort de Chénier. À cette date, en effet, un pareil jugement, quoiqu’il fût un palliatif des duretés de Mme Roland, n’était pas sans injustice. Le portrait tracé par Mme de Staël est vrai, mais le jeune homme surtout a posé devant elle. Ici ce n’était pas une galanterie de rajeunir le modèle : la figure de Chénier fut de celles qui embellissent en vieillissant. En somme, on a eu dans Mme Roland un juge de salon hostile et de parti opposé, dans Mme de Staël une opinion d’amie sévère et sans complaisance. Il est bon, pour être au complet, d’avoir le mot d’un ennemi déclaré :

« Chénier était sombre, fier, atrabilaire, et railleur à la manière de Voltaire. Son caractère était emporté, exclusif, audacieux. Il ne se faisait pas généralement aimer, parce qu’il était trop facilement haineux et rancunier. Son caractère ardent le jetait dans les extrêmes ; il fut républicain au théâtre et réacteur à la convention. Il redevint ami de la république lorsque Bonaparte établit la monarchie. Il eût été plus convenablement dans Rome que dans Paris. »

Voilà comment, avec des rancunes que la retraite et les années n’avaient pas éteintes, Barère s’exprime sur le compte de son collègue Chénier. Tous les avis sont bons à entendre, et il semble d’ailleurs que les témoignages favorables ne se discernent que mieux à travers les aigreurs d’un implacable adversaire ; les moindres concessions y sont des hommages peu suspects. C’est ainsi qu’en donnant Chénier comme une espèce de romain, Barère ne fait pas de lui un politique, mais en fait sans s’en douter une ame honnête et élevée. Assurément une pareille assertion est précieuse, et il semble opportun de la recueillir et de s’en prévaloir au moment où les deux frères vont être mêlés diversement aux contentions de partis, au moment où l’on va rencontrer Marie-Joseph sur les bancs de la convention, André dans les cachots de Saint-Lazare.

C’est l’endroit sombre de la vie de Chénier. Depuis cinquante ans, la calomnie n’a pas encore épuisé son venin ; depuis cinquante ans, la mémoire du poète est balancée entre des apologies chaleureuses, mais trop peu explicites, et des accusations aussi vagues qu’acharnées. Quelque dégoût qu’inspire une pareille enquête, c’est presque un devoir de rechercher les causes et la valeur de ces récriminations sanglantes. Il y a eu des plaidoyers éloquens, personne n’a instruit le procès. Sans doute il est pénible de troubler ces cendres, d’évoquer ces ombres fraternelles mais il faut bien en finir et ôter son dernier