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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

quait encore les chers fantômes de la poésie et de l’amour, s’enveloppaient souvent de deuil à ses regards, comment l’ombre livide des victimes venait peupler pour lui ces frais asiles et interrompre

Ce silence fertile en belles rêveries.

Si l’on n’était pas assuré des conséquences, peut-être vaudrait-il mieux tirer un voile sur ces funèbres souvenirs et laisser dans le demi-jour du passé la collision politique des deux Chénier, et les ombrages, les aigreurs qui s’y mêlèrent ; mais j’ai à cœur d’être strictement vrai, de ne rien déguiser, de ne rien omettre, de ne laisser enfin à la malveillance ni un seul argument, ni une seule phrase, qu’elle puisse plus tard tirer de l’oubli. J’oserai même aller jusqu’au bout dans cette tâche pénible et ne pas taire une circonstance connue seulement de quelques-uns, mais qui, rendue publique dans l’avenir, pourrait servir de thème à des récriminations fâcheuses. Pour prouver que l’harmonie n’avait jamais été rompue entre les deux frères, on s’est plusieurs fois appuyé d’une ode d’André qui commence ainsi :

Mon frère, que jamais la tristesse importune
Ne trouble tes prospérités !
Va remplir à la fois la scène et la tribune,
Que les grandeurs et la fortune
Te comblent de leurs biens aux talens mérités !

Dans les éditions, la pièce n’a que deux strophes, et ces deux strophes sont louangeuses. Les vœux exprimés par André étaient sincères, je n’en doute pas ; cependant il faut bien dire que la fin de l’ode tournait à l’ironie, à une ironie plutôt mélancolique que blessante. Ces derniers vers ont été vus par plusieurs personnes de notre connaissance. Du reste, on conçoit l’omission, on s’explique les scrupules honorables des premiers éditeurs ; mais aujourd’hui qu’on a retrouvé dans les journaux du temps les phrases citées tout à l’heure, aujourd’hui que les témoignages imprimés de ces dissentimens ont été produits, une pareille révélation peut être faite sans inconvénient. On ne doit pas dissimuler non plus ce qu’il y avait d’impérieux et d’un peu hautain dans le caractère d’André. Dès long-temps André était l’oracle de sa famille, et Marie-Joseph avait été élevé à son égard dans des habitudes presque respectueuses ; mais, lorsque la célébrité lui vint avec les ovations populaires, le plus jeune ne garda plus vis-à-vis de son aîné cette attitude inférieure, et s’émancipa. Une question d’amour-propre les avait aigris, une question de parti les sépara ; maintenant le danger va