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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/299

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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

On l’a vu, aucune preuve n’était alléguée[1], aucun témoignage n’était invoqué pour établir ces allégations flétrissantes. Les partis sont sans pitié : ils poursuivaient Marie-Joseph de ce cri réprobateur qui ne troublait pas sa conscience, mais qui lui déchirait l’ame. Bientôt les vengeances secrètes s’inspirèrent de ces vengeances publiques. Tous les jours, Chénier reçut, sous les formes les plus variées, une lettre anonyme qui reproduisait l’épigraphe des articles de M. Michaud : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Pendant une année tout entière, le mystérieux billet arriva au poète avec une régularité que la haine la plus cruelle avait pu seule combiner : il le trouvait sous sa porte, dans sa correspondance, sur le tabouret de sa loge, et une fois même sous son chevet. On ne sut jamais l’auteur de cette misérable persécution, digne des supplices de Dante. Le mépris d’abord l’emporta dans le cœur ulcéré de Marie-Joseph, mais à la fin l’indignation eut le dessus : c’est alors que parut l’Épître sur la calomnie. Ce jour-là, Chénier fut un vrai poète.

Je ne ferai pas au honteux mensonge que nous avons vu se reproduire avec un si inexplicable acharnement l’honneur d’une réfutation logique : cette réfutation est dans le cœur des gens honnêtes, et d’ailleurs plusieurs contemporains de Chénier se sont expliqués là-dessus de façon à imposer silence à toutes les haines. M. Daunou, qui voyait tous les jours son collègue Chénier à la convention et dans l’intimité, M. Daunou s’est plus d’une fois exprimé, comme il convenait à son intègre amitié, sur cette calomnie aussi absurde qu’horrible. Lemercier l’a flétrie avec tout le dédain d’une ame loyale[2]. Arnault, de son côté, n’a manqué aucune occasion de venger son col-

  1. Il n’y en a pas davantage dans le gros volume que le conventionnel André Dumont publia à cette époque sous le titre de Compte-Rendu, pour répondre au vers de Chénier, qui l’avait appelé « L’ogre Dumont, etc. » C’est un plaidoyer diffus et grossier. Marie-Joseph y est qualifié de « premier poète anthropophage de la politique ; » l’ombre sanglante d’André, la voix du tombeau, etc., reviennent à chaque instant. Sauveur Chénier, que Dumont avait reçu ordre de faire arrêter à Beauvais pendant la terreur, répondit à ces attaques par une brochure plus violente encore, et dans laquelle Dumont est représenté « les yeux rougis de sang humain et comme « un brigand pétri de sang et de boue. » C’est le style du temps. Ces outrages et ces accusations réciproques étaient également dénués de vérité. Dumont, dans ses missions, avait fait, il est vrai, beaucoup de proclamations incendiaires, mais pas de mauvaises actions. « Ils me demandaient du sang, disait-il plus tard, je leur envoyais de l’encre. » Les Chénier furent aussi injustes pour Dumont que Dumont le fut pour eux. Aucune preuve n’est alléguée d’un côté ni de l’autre : ce sont des injures et de la colère.
  2. Voyez la Revue encyclopédique 1819, t. IV, p. 81.