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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

répond, comme il est naturel, à sa poésie : c’est l’esprit du siècle précédent qui vient un instant s’asseoir au seuil du siècle nouveau, et qui juge le présent au nom du passé. On se défie volontiers d’un héritier présomptif, on ne saurait avoir de tendresse pour un successeur. Quand il laisse échapper ce mot : « les talens qui nous restent, » Chénier montre qu’il n’est plus de son temps ; l’idéal pour lui est en arrière. Aussi ne voit-il dans la rénovation littéraire qui éclate autour de lui rien autre chose qu’une émeute intempestive contre le goût. La cour aussi n’avait regardé d’abord Mirabeau et ses amis que comme un ramas de factieux sans portée ; pour un homme habitué aux révolutions, Chénier imitait un peu trop la cour.

C’est cet esprit déclaré de résistance et de conservation littéraire, comme on dirait aujourd’hui, qui a surtout contribué à amoindrir depuis trente ans la réputation de Marie-Joseph Chénier. On a usé envers lui du talion. La publication de ses œuvres posthumes, qui, à une autre époque, aurait beaucoup ajouté à sa gloire, se trouve avoir lieu presque en même temps que celle des vers de son frère André et des Méditations de Lamartine. L’accueil qu’on fit à ces noms nouveaux ne servit pas Marie-Joseph. La poésie, qui est voyageuse, courait visiter d’autres sommets, et l’attention se détournait ailleurs. Peu à peu les jeunes générations s’habituèrent à redire, à aimer le nom de Chénier ; mais ces hommages étaient adressés à un autre autel. Les souveraines douceurs de la muse du Jeune Malade et de l’Aveugle firent oublier le talent ferme et sain qui a empreint sa marque dans la Promenade et dans l’Épître à Voltaire. On alla même, s’il m’en souvient, jusqu’à rappeler que Thomas Corneille non plus n’était pas l’aîné. Aujourd’hui c’est le moment des amnisties littéraires ; il faut mettre à profit les temps de paix. Les deux ombres, que la calomnie a voulu séparer, peuvent maintenant se donner la main : pourquoi aussi ces deux muses, portant au front le même bandeau, ne recevraient-elle pas un égal accueil ? Les gloires se servent au lieu de se nuire : la lumière ne porte pas l’ombre après elle.

Je l’ai dit, c’est dans ses satires, dans ses discours en vers, dans ses spirituelles épigrammes, qu’il faut surtout chercher Marie-Joseph. Là, il est plus qu’un reproducteur élégant de Voltaire ; il a un talent à lui, un talent ferme, vrai, ingénieux. Ne lui demandez pas la rêverie, l’accent des grandes passions ou des amours éperdus ; c’est à peine si un éclair de sensibilité à demi voluptueuse se glisse çà et là dans ses vers, comme quand il parle