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de structure employé ici, je dirais que c’est simplement une longue galerie en cinq appartemens ou compartimens, et le tout revêtu de peintures et de tapisseries si attrayantes au regard, qu’on passe insensiblement de l’une à l’autre sans trop se rendre compte du chemin. Cette nature d’intérêt, ce me semble, doit suffire ; on ne sent jamais d’intervalle ni de pause. Racine a eu droit de rappeler en sa préface que la véritable invention consiste à faire quelque chose de rien ; ici ce rien, c’est tout simplement le cœur humain, dont il a traduit les moindres mouvemens et développé les alternatives inépuisables. La lutte du cœur plutôt que celle des faits, tel est en général le champ de la tragédie française en son beau moment, et voilà pourquoi elle fait surtout l’éloge, à mon sens, du goût de la société qui savait s’y plaire.

L’idée de reprendre Bérénice devait venir du moment que Mlle Rachel était là, et qu’au défaut de rôles modernes, elle continuait à nous rendre tant de ces douces émotions d’une scène qui élève et ennoblit. Si redonner de la nouveauté à Racine était une conquête, il ne fallait pas craindre d’aller jusqu’au bout, et, après avoir fait son entrée dans ces grands rôles qui sont comme les capitales de l’empire, il y avait à se loger encore plus au cœur ; Bérénice, quand il s’agit de Racine, c’est comme la maison de plaisance favorite du maître. Mlle Rachel a complètement réussi. Les difficultés du rôle étaient réelles, Bérénice est un personnage tendre, le plus racinien possible, le plus opposé aux héroïnes et aux adorables furies de Corneille ; c’est une élégie. Mlle Gaussin y avait surtout triomphé à l’aide d’une mélodie perpétuelle et de cette musique, de ces larmes dans la voix, dont l’expression a d’abord été trouvée pour elle par La Harpe lui-même. Après Ariane, après Phèdre, Mlle Rachel nous avait accoutumés à tout attendre, et à ne pas élever d’avance les objections. Ce qui me frappe en elle, si j’osais me permettre de la juger d’un mot, ce n’est pas seulement qu’elle est une grande actrice, c’est combien elle est une personne distinguée. Le monde tout d’abord ne s’y est pas mépris, et il l’a surtout adoptée à ce titre de distinction d’esprit et d’intelligence. Elle est née telle. Ce caractère se retrouve à chaque instant dans ses rôles ; elle les choisit, elle les compose, elle les proportionne à son usage, à ses moyens physiques. Avec tous les dons qu’elle a reçus, si sur quelque point il pouvait y avoir défaut, l’intelligence supérieure intervient à temps et achève. Ainsi a-t-elle fait pour Bérénice. Un organe pur, encore vibrant et à la fois attendri, un naturel, une beauté continue de diction, une décence tout antique de pose, de gestes, de draperies, ce goût suprême et discret qui ne cesse