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L’ÎLE DE BOURBON.

lets que les enfans des pêcheurs élèvent sur le sable à marée basse. Les torrens qui tombent du sommet des promontoires dans les gouffres furieux jettent à l’océan des masses volcaniques détachées de leurs bases. La voix humaine est perdue dans ce tumulte, le bras de l’homme est impuissant à lutter contre les élémens en colère. Le jour revient, mais le soleil est invisible ; les nuées abaissées sur l’île comme sur une proie se lancent dans les ravins ; l’horizon borné ne présente qu’un épouvantable chaos de lames bondissantes, battues en tous sens par des tourbillons, brisées à leur sommet par des rafales, confondues dans cette brume impénétrable qu’attire la mer. C’est une triste journée ; des récoltes détruites pour bien des années, des villages inondés à moitié, de limpides ruisseaux transformés en marais fangeux, des plaines dévastées comme si un troupeau d’éléphans eût foulé aux pieds les cannes si bien venantes, des familles sans asile sous un torrent de pluie, des esclaves blessés fuyant au hasard : voilà le spectacle qu’offre l’île le lendemain de ces nuits cruelles.

Cependant la mer ne révèle pas encore tous les maux qu’elle a caués ; bientôt le temps se remet, et c’est alors, quand le soleil vainqueur brille plus radieux ; quand le plus petit oiseau reprend son chant, c’est alors que l’on voit poindre au large, sur les vagues fatiguées, de pauvres navires tout désemparés, celui-ci privé de sa haute mâture, celui-là coulant bas, remorqué par un bâtiment de guerre plus robuste, moins avarié ; ainsi deux blessés regagnent le camp après la bataille. Combien de matelots ont péri à bord de cette flotte ballottée pendant trente-six heures par l’ouragan ! Durant huit ou dix jours, reviennent lentement au mouillage, l’un après l’autre, les navires absens ; on les compte à mesure qu’ils reprennent leur place, mais, hélas ! tous ne reparaissent pas : on a vu des coups de vent où il n’en est pas réchappé plus de deux sur dix. L’espoir s’affaiblit avec le temps ; voilà qu’enfin, au lieu du trois-mâts attendu, du brick cherché par les longues-vues des capitaines tout autour de l’île, la vague rapporte sur le sable une guibre avec un nom peint en lettres dorées, un canot renversé, des cadavres mutilés par les requins : souvent même la mer garde tout, esquif et matelots.

Avec le beau temps, la joie et le courage raniment les cœurs ; on se distrait, en réparant bien vite, autant que cela se peut, les dégâts de l’ouragan. Les noirs reviennent danser sur la plage tranquille, les pirogues de pêche sillonnent de nouveau la mer calmée ; on retire des eaux les ancres abandonnées au moment de l’appareillage par les navires qui ont sombré, et sur ces ancres rouillées, déposées dans le