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L’ÎLE DE BOURBON.

mer disparaît en s’affaissant, les montagnes grandissent, la ville dans laquelle on entre présente à l’œil satisfait des fleurs et des fruits qui s’épanouissent et se colorent au milieu du frais ombrage des jardins. Quelques champs de riz à moitié inondés verdissent par endroits. Comme pendant aux cocotiers que baignent des eaux douces empruntées au lac, se dressent près des flots salés de l’Océan, par bouquets ou isolés, des dattiers dont les grappes énormes feraient bondir de joie l’Arabe exilé de son désert. En voyant l’admirable position de cette ville, la gaieté de ses rues, l’air d’aisance que respirent ses maisons avec leurs enclos baignés de larges fossés, on conçoit qu’elle aspire à devenir la capitale de l’île. Le gouvernement français avait même eu l’idée, pour calmer les prétentions des habitans, de transporter à Saint-Paul la résidence des cours judicaires ; mais ceux de Saint-Denis firent entendre des plaintes si amères, qu’il fallut revenir à l’ancien ordre de choses. Aux États-Unis, quand une ville a pris par son commerce assez d’accroissement, on choisit quelque place naissante et moins favorablement située pour en faire le chef-lieu de la province ; mais peut-on établir deux capitales dans une colonie dont la population blanche ne suffirait pas à former ce que nous appelons une ville de troisième ordre ?

À l’extrémité du delta dont nous avons parlé, est situé le hameau de la Possession, ainsi nommé du lieu où prirent terre pour la première fois les navigateurs français. Entre ce petit établissement, le plus ancien de l’île, et la capitale, se dresse un amas de montagnes aussi inhabitables que le Grand-Brûlé, auquel elles correspondent, en formant la limite opposée de la partie sous le vent. Une route, praticable à dos de mulet, traverse ces hauteurs sauvages, largement crevassées par les pluies de l’été et par les bouleversemens qu’ont opérés sur cette pointe les volcans depuis long-temps éteints. Au lieu de suivre ce pénible sentier, montons à bord d’une de ces barques échouées sur les galets ; elles nous conduiront à Saint-Denis, malgré une mer toujours houleuse, malgré le calme et les grains, sous la direction d’un créole, pilote expérimenté ; les avirons, un peu lourds pour nos bras, sont mus par des noirs de bonne humeur, qui chantent des refrains bizarres. On suit une côte presque partout inabordable, excepté sur quelques points, à l’embouchure de vallées étroites, où les pêcheurs se bâtissent des huttes. À en juger par ces noms, la ravine de la grande chaloupe, la ravine à Jacques, la ravine à malheur, on devine qu’il a dû se passer par là, au temps des flibustiers, de curieuses et tragiques histoires. C’est par l’une de ces gorges que