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douin, maréchal de Champagne, et dont les origines rappellent tout d’abord le souvenir de l’aimable et bon sénéchal de Joinville. Jean, sire de Joinville, naquit vers 1224. Sa vie embrassa presque tout le XIIIe siècle et se prolongea dans le XIVe, car il vivait encore en 1315. C’est de son histoire de saint Louis qu’il faut tirer ce qu’on peut savoir de sa propre histoire. Heureusement il mêle souvent à la narration des évènemens publics les incidens de sa vie domestique ; ce mélange forme un des grands charmes de son récit. Ainsi, avant de nous emmener avec lui en Terre-Sainte, il nous raconte la naissance de son fils.

« Toute cette semaine fûmes en fête et en caroles, car mon frère, le sire de Vaucouleurs et les autres riches hommes[1] qui là étoient, donnèrent à manger chacun l’un après l’autre, le lundi, le mardi, le mercredi. » La croisade apparaît au milieu de ces fêtes hospitalières, de ces réjouissances du foyer. Le pieux et vaillant dessein est exprimé avec une simplicité qui émeut. « Je leur dis le vendredi : « Seigneurs, je m’en vais outre-mer, et je ne sais si je reviendrai. » Puis le bon sire demande si on a quelque argent à réclamer de lui, et s’en rapporte à chacun sans débat. Comme il ne voulait emporter nul denier à tort, il alla à Metz mettre en gage une grande portion de sa terre. Metz était alors ce qu’il est encore, une ville où les juifs habitaient en grand nombre. Ce fut très probablement entre leurs mains que Joinville laissa ses biens. On voit comment les croisades ont causé la division et l’épuisement de la propriété féodale, car tous les chevaliers ne revenaient pas de la croisade, et beaucoup de gages demeuraient dans les mains des juifs, qui les vendaient en détail.

Avant de partir, le nouveau croisé voulut visiter les lieux du voisinage célèbres par diverses reliques. C’est là qu’est ce trait si touchant et qu’on ne peut se dispenser de citer, bien qu’il l’ait été souvent : « Et cependant que j’allai à Blanchincourt et à Saint-Urbain, je ne voulus onques retourner mes yeux vers Joinville, pour que le cœur ne m’attendrît du beau châtel que je laissois et de mes deux enfans. » En lisant ces simples lignes, quel cœur ne s’attendrirait à cette douleur si naïvement exprimée du bon seigneur qui quitte son tant beau châtel, du père qui quitte ses deux enfans ?

On le retrouve ensuite à la croisade ; il raconte ce qui advint pendant les six années qu’elle dura. Au retour, il quitte le roi à Beau-

  1. Riche a encore ici le sens germanique de puissant : reckern, ricos hombres — Avec le temps, la puissance a voulu dire l’argent.