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imprimèrent à notre prose une majesté qui n’était peut-être pas entièrement dans sa nature ; elle en reçut parfois trop de raideur et de faste. Il semble qu’à l’autre extrémité de notre histoire littéraire la simplicité badine, le ton familièrement railleur de son premier âge, ont reparu, mais avec la marque des années, dans l’esprit, il faut en convenir, bien français, d’un conteur merveilleux, de Voltaire.

Joinville ne se montre qu’en passant et sans y songer ; mais il revient sans cesse, il s’arrête avec amour sur la figure du bon roi. Saint Louis remplit les mémoires de Joinville comme Henri IV remplit les mémoires de Sully. C’est encore étudier Joinville que d’étudier saint Louis dans l’ouvrage consacré à le peindre, car c’est réfléchie dans l’ame de l’écrivain que nous apercevons l’ame du roi. La physionomie que le portrait donne au modèle révèle la manière du peintre.

Nul grand fait n’a manqué d’historien, et il y a peu d’hommes véritablement grands auxquels ait manqué un biographe. Charlemagne, l’empereur des temps barbares, a eu Éginhart ; saint Louis, le roi du moyen-âge, a eu Joinville. Saint Louis a été plus heureux. Éginhart, venu à une époque de renaissance classique, renaissance dont il était lui-même un produit et un instrument, obligé d’écrire dans une langue savante, parce que sa langue n’était pas encore formée, a laissé dans sa peinture un certain vague qui tient à l’emploi d’un idiome mort et à l’imitation de l’antiquité ; plus d’un trait expressif prouve qu’il aurait pu être Plutarque, malheureusement il a préféré copier Suétone. Il a pensé à Auguste, tandis que le nouveau César posait devant lui. Parfois le reflet de la pourpre romaine jette un faux jour sur le visage de l’empereur franc. Joinville, homme de guerre et non pas clerc, écrit dans sa langue maternelle. Il est venu dans un temps qui avait sa vie littéraire propre, et, heureusement pour lui, il ignore l’antiquité. Précisément parce qu’il n’avait lu ni Plutarque ni Suétone, il leur a ressemblé. Il a été, comme eux, un conteur d’anecdotes qui caractérisent et de petits faits qui peignent, mais un conteur plus véritablement naïf que Plutarque, rhéteur vertueux, et surtout que Suétone, rhéteur corrompu.

On doit convenir qu’il ne nous montre pas saint Louis tout entier. Avec lui on ne voit pas le législateur, le politique, mais on voit admirablement le saint, l’homme et le guerrier. Quelles que fussent la sagesse et la générosité de saint Louis, il ne put échapper à l’entraînement des passions fanatiques de son temps. On le voit avec douleur infliger une peine physique aux juremens et aux blasphèmes, comme si mutiler une créature humaine n’était pas un blasphème