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ÉCONOMISTES FINANCIERS DU XVIIIe SIÈCLE.

166 millions ; mais ce chiffre représentait pour l’époque une somme quatre fois plus forte, au plus bas mot, qu’elle ne le serait de nos jours. À ne considérer que la valeur métallique de l’argent, on trouve que 33 livres tournois, taillées alors dans un marc d’argent, équivalent à 50 francs de notre monnaie ; en second lieu, c’est être modeste que d’évaluer au double l’augmentation du prix des denrées et de la main-d’œuvre depuis cent cinquante ans. Le budget royal de 1715 représenterait donc, en monnaie du jour, 630 millions de francs. Or, cette charge, supportée par une population qui ne dépassait pas de beaucoup dix-neuf millions d’ames, équivaut aux plus gros budgets de notre temps. Les subsides perçus au nom du roi ne dispensaient pas d’ailleurs de la dîme ecclésiastique, de certaines redevances féodales, et des diverses contributions particulières à chaque profession, à chaque localité. Il y a plus : pour compenser les exemptions ou les faveurs accordées aux privilégiés, il fallait augmenter d’autant la cotisation des contribuables vulgaires, de sorte que pour la plupart de ceux-ci le fardeau devenait parfois intolérable. Ainsi, la taille, impôt fondamental qui correspondait à nos deux contributions foncière et mobilière, n’était perçue que partiellement sur les biens nobles et ecclésiastiques. Les pays d’état, c’est-à-dire les provinces d’acquisition récente qui avaient conservé une sorte de représentation, comme l’Artois, la Franche-Comté, l’Alsace, n’acquittaient que la taille réelle ou territoriale ; les pays d’élection, soumis au bon plaisir des élus de la couronne, payaient en outre la taille personnelle, frappée arbitrairement sur les revenus, quelle qu’en fût la nature. Aucune loi ne réglait l’assiette de l’impôt, et l’inégalité de province à province était moins choquante encore que l’inégalité d’homme à homme. On envoyait dans chaque paroisse des officiers qui proportionnaient la cotisation de chacun à la fortune qu’on lui attribuait. Alors commençait entre les agens du fisc et les contribuables une ignoble comédie, un assaut de ruses et de prévarications. Il pouvait être facile aux personnages influens de gagner le contrôleur par séduction ou par menaces ; pour les petites gens, la principale affaire était de dissimuler leur aisance. Les familles laborieuses enfouissaient leur argent et affichaient les dehors de la pauvreté. La délation d’un voisin jaloux eut suffi pour les plonger dans un abîme de tribulations. Nous n’exagérons pas. « Si quelqu’un s’en tire, dit Vauban, il faut qu’il cache si bien le peu d’aisance où il se trouve, que ses voisins n’en puissent avoir la moindre connaissance. » — « Il n’était pas rare, ajoute le digne maréchal, de voir le riche campagnard se priver du nécessaire, s’exposer au vent et