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ÉCONOMISTES FINANCIERS DU XVIIIe SIÈCLE.

pendant plus d’un demi-siècle à parcourir la France dans tous les sens, il ne s’éloigne jamais d’un cantonnement sans y avoir recueilli toutes les informations qui peuvent intéresser un homme d’état : toujours accompagné de secrétaires, de copistes, de calculateurs, de dessinateurs, il sacrifie une partie de sa fortune pour constater les faits relatifs à la guerre, à la marine, aux finances, au commerce, à la religion, à la politique générale ; mais s’agit-il de s’éclairer sur le sort du pauvre ? c’est lui-même qui se charge de l’enquête. Au comble de la gloire et de la faveur, à une époque où Louis XIV lui ordonne expressément de se ménager, parce qu’il considère sa santé comme une affaire d’état, Vauban consacre ses Oisivetés[1] à parcourir les hameaux et les campagnes : il pénètre sous le chaume ou dans l’échoppe, interrogeant le laboureur sur le prix des journées, le marchand sur les chances de son trafic, provoquant partout la confiance par sa commisération affectueuse, consignant les griefs, recevant les avis, écoutant au fond de son propre cœur le retentissement de toutes les plaintes. Ce genre d’investigation suggéra, dit-on, aux ministres de Louis XIV l’idée de faire recueillir par les intendans des provinces les documens de nature à jeter quelque lumière sur la condition matérielle des populations ; documens conservés en manuscrits, et dont le grand ouvrage du comte de Boulainvilliers sur l’État de la France n’est qu’un extrait raisonné. À ce titre, il serait juste de saluer le noble guerrier comme le créateur de la statistique en France, et de reconnaître, avec M. Daire, que si nous avons trouvé le nom, c’est Vauban qui a inventé la chose.

Ce qui attache le lecteur dans les écrits économiques de Vauban, c’est sa sympathie ardente pour le menu peuple qui souffre, pour « cette partie basse qu’on accable et qu’on méprise, et qui pourtant est la plus considérable par son nombre et par les services effectifs qu’elle rend ; car c’est elle qui, par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paie au roi, l’enrichit et tout son royaume ; c’est elle qui fournit les soldats, les matelots, et grand nombre d’officiers, etc. » N’est-il pas remarquable de retrouver dans ces paroles adressées à Louis XIV par un de ses courtisans les principes qui devaient, en 1789, faire la fortune politique de Sieyès ? Des généreux sentimens

  1. Vauban compléta ainsi une précieuse collection, qu’il distribua, en forme d’archives, sous ce titre modeste : Oisivetés de M. de Vauban, ou Ramas de plusieurs mémoires de sa façon sur différens sujets. Quelques biographes ont avancé que ce recueil ne formait pas moins de quarante volumes in-fo. Les tomes II et III seulement ont été conservés, et se trouvent à la Bibliothèque royale.