Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/621

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
617
SOUVENIRS D’UN NATURALISTE.

pêche de se reposer à la surface des flots. L’animal parfait devrait pouvoir plonger au fond des mers et fendre leurs vagues orageuses avec la rapidité du dauphin, avec la persistance du requin, qui suit un navire d’Europe en Amérique, faisant ainsi tout d’une haleine un voyage de huit ou neuf cents lieues, dont ses mille détours triplent ou quadruplent l’étendue. À ces facultés, qui toutes sont du ressort de la locomotion, il devrait joindre la force de l’éléphant ou de la baleine, l’odorat infaillible du chien de chasse, le toucher délicat des chauve-souris, l’ouie si fine de la taupe, la vue perçante du condor, qui, planant au-dessus des Cordillères, découvre la plus faible proie broutant dans la plaine à quatre mille mètres au-dessous de lui. Pour attaquer et se défendre, il réunirait aux griffes redoutables du tigre, à ses terribles mâchoires, la cuirasse impénétrable du crocodile, la dent envenimée du crotale et du fer-de-lance. Enfin, tous ces attributs divers se trouveraient ensemble dans un corps où la grace du jeune chat s’allierait à la majesté calme du lion au repos, que pareraient les couleurs éclatantes du colibri, de l’oiseau-mouche ou de l’oiseau-du-paradis.

Tous les animaux existans n’ont avec l’être fantastique dont nous venons d’esquisser les principaux traits que des analogies partielles. Les types virtuels, auxquels se rapportent les espèces réelles, sont eux-mêmes bien loin d’en approcher ; mais il en est qui s’en éloignent plus ou moins. De là des types supérieurs et des types inférieurs : de là aussi des types qui, bien que fort dissemblables, n’en sont pas moins égaux. La recherche de ces divers degrés de perfection de types, de la subordination qui en est la suite, est peut-être la partie la plus difficile des études zoologiques. Pour s’y livrer avec succès, le naturaliste ne doit jamais perdre de vue le principe de la division du travail, que la comparaison suivante rendra plus facile à comprendre. Tant que l’industrie humaine est à l’état de première enfance, le même homme ensemence son champ avec la bêche qu’il s’est forgée : il récolte et fait rouir le chanvre, le teille et le file. Puis il se construit un métier informe, se fabrique une navette grossière et tisse tant bien que mal la toile qui devra le vêtir. Plus tard, il trouve à se pourvoir d’instrumens plus parfaits chez un voisin qui passe sa vie à ne faire que des outils aratoires, des métiers ou des navettes. Plus tard encore, il vend son fil au tisserand qui n’a jamais manié ni le marteau du forgeron, ni la pioche du cultivateur, ni la scie du menuisier. À mesure que chaque phase du travail est confiée à des mains unique-