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JEAN-PAUL RICHTER.

Écrire, telle est à ses yeux la loi divine et humaine ; il ne reconnaît qu’une manière de perdre son temps, ne pas écrire ! Les œuvres imprimées seules comptent, le reste n’est rien, et chaque volume qui vient augmenter le poids de son bagage littéraire semble l’alléger d’autant pour l’éternité. Cette espèce de récréation qu’on se donne si volontiers après l’étude ne le séduit pas le moins du monde. Au contraire, s’il faut absolument qu’il se repose, le remords le gagne, il se reproche de gaspiller les minutes. Aussi quelles ne deviennent pas ses perplexités au printemps, lorsque cette nature qu’il aime avec enthousiasme l’appelle au dehors avec ses mille voix de sirène ! Le ciel est bleu, l’oiseau chante, il faut qu’il sorte ; du moins il emportera ses tablettes, et si d’aventure quelque essaim d’idées volantes se met l’assaillir au coin d’un bois, le voilà tout ébouriffé qui crayonne et escrime, maugréant contre l’exiguïté du papier, car rien ne le chagrine en ses paroxismes furieux comme d’avoir à s’arrêter pour tourner la page. Il me semble voir d’ici l’étonnement de cet excellent Merkel, honnête critique de la vieille roche, assistant, à Weimar, aux excentricités de notre humoriste. Merkel et Jean-Paul allaient ensemble de Weimar à Gotha. « Pendant la route, dit Merkel, Jean-Paul, au lieu de se tenir en place dans la voiture, ne faisait que descendre et remonter. La curiosité me prit alors de savoir ce qu’il avait, et je le vis par la portière courir sur le chemin en crayonnant d’un air effaré. Lorsqu’il reprit sa place à mon côté, je me demandai ce qu’il venait d’écrire, et lui, me prévenant, s’informa s’il avait bien entendu un point de notre précédente conversation ; sur une réponse, il tira de nouveau son carnet et rectifia. — Quelques jours après, je lui rendis visite ; je le trouvai, un catéchisme à la main, assis devant son bureau, dont les différens tiroirs étaient remplis de petits morceaux de papier couverts de matières et d’extraits. Il me dit qu’il avait pour habitude de lire tout ce qui lui tombait sous la main, et qu’il ne lui était jamais arrivé de rencontrer livre si méchant dont il n’ait tiré profit d’une manière ou de l’autre[1]. » Et qu’on s’étonne après cela qu’il sacrifie toute chose à cette impérieuse manie d’écrire au point d’en oublier le boire et le manger ; sans égard pour sa santé, pour ses convenances personnelles, il s’était fait un régime de vie entièrement subordonné aux exigences de sa profession. Comme goût, il n’aimait rien tant que l’eau ; mais dès qu’il s’agit d’écrire, c’était différent ! Il buvait alors du vin de Roussillon, et à plein verre, pour dégager, disait-il, l’esprit

  1. Skizzen aus meinem Errinerungsbuche, von G. Merkel.