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JEAN-PAUL RICHTER.

soupaient ensemble, après quoi on allait se promener vers Ettersberg. On causait, on philosophait tout à son aise, et, la petite pointe de vin vieux aidant, on ne se ménageait pas ses vérités. « Si j’étais dans une île déserte, disait Herder à Jean-Paul, et que je n’eusse entre les mains d’autres livres que les vôtres, j’en voudrais faire des œuvres deux fois belles, d’abord en retranchant mainte boutade irréfléchie, puis en travaillant à mettre d’accord les passages qui se contredisent. » Ce qui n’empêchait pas l’auteur des Idées de s’écrier avec enthousiasme, lorsqu’il s’agissait de s’expliquer sur le compte du chantre d’Hesperus : « Le ciel m’a donné dans Richter un trésor que je n’eusse jamais ni mérité ni seulement rêvé ! Chaque fois que je le retrouve, il me semble que je vois s’ouvrir devant moi la cassette des rois mages, mais plus riche encore, plus remplie de merveilles éblouissantes. Oui, les mages sont en lui, et l’étoile incessamment chemine au-dessus de sa tête. » Le bon Wieland eut aussi du goût pour Jean-Paul, mais un goût moins passionné, moins transcendantal, le goût qui convenait à l’organisation normale et symétrique du poète d’Agathon. Ici, du reste, les originaux sont à deux de jeu, et la première entrevue eût fourni à Molière une scène de comédie. Écoutons les à parte de nos personnages. « J’ai vu Wieland dimanche dernier à Osmanstadt (c’est Jean-Paul qui parle) ; figurez-vous un vieillard élancé, encore vert, une espèce de Nestor à la tête enturbannée d’écharpes rouges, au ton modérateur, parlant beaucoup de lui, mais sans orgueil, et quelque peu épicurien ; en somme excellent père de famille, mais tellement ahuri par les muses que sa femme a pu lui cacher pendant dix jours la perte d’un enfant. » Maintenant au tour de Wieland. « Ce diable d’homme (c’est de Richter qu’il parle) ressemble en tout point à ses écrits ; on se sent affecté en sa présence des mouvemens les plus contraires, et rien n’est plus difficile que de l’entretenir. Il est trop lui ; n’importe, je le déclare un intéressant original. » Imagine-t-on, après cela, nos deux antipodes du monde intellectuel se rencontrant sur un point de controverse littéraire, discutant chacun selon ses vues l’antiquité par exemple, les Grecs ? Naturellement la comédie continue, seulement cette fois la scène est écrite, il suffit de traduire.

JEAN-PAUL.

Je tiens les Grecs pour ce qu’ils sont : des esprits essentiellement bornés. Avec les idées puériles qu’ils avaient des dieux, quelle opinion élevée et sérieuse pouvaient-ils se former de l’humanité ?