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JEAN-PAUL RICHTER.

du vrai, le royaume du beau, de l’honnête et du vrai, n’étant pas de ce monde, devait nécessairement exister ailleurs. Il se demande quel sens pourraient avoir, dans le cas contraire, ces aspirations ineffables qui résident en nous, ces religieux élancemens de la pensée, à l’étroit sur la terre, vers le domaine de l’infini, et, supposant qu’on lui réponde en donnant pour raison d’être à ces forces spirituelles l’entretien, l’embellissement de la vie présente, il se précipite au-devant de l’objection, et s’écrie avec un enthousiasme hyperbolique : « Ainsi, un ange du ciel se verrait emprisonné dans notre corps pour y remplir, à l’égard de l’estomac, des fonctions d’esclave muet, de concierge ou de frère queux. Mais, puisqu’il ne s’agissait que de conduire le corps humain au pâturage, les instincts animaux suffisaient. Est-ce une flamme éthérée, une flamme divine qui chauffera l’appareil de la circulation dans ce corps qu’elle va calciner et dissoudre ? car, on le sait, l’arbre de la science est pour le corps humain le véritable mancenilier. » Richter, dans sa métaphysique, en use un peu à la manière de notre ami le docteur Faust, il se dit bravement : Tout ou rien ; les moyens termes lui répugnent. De même qu’en ses œuvres littéraires, les extrêmes seuls l’attirent, de même en philosophie il n’admettra point de compromis entre l’ange et la bête, et nous l’entendrons s’écrier, avec son enthousiasme hyperbolique, avec cette fièvre de Titan dont l’inquiétude lui semble une preuve irréfragable de nos destinées ultérieures : « Non, Dieu n’a point pu nous créer uniquement pour la souffrance ; non, il ne l’a point dû ! L’incompatibilité qui existe entre nos espérances et notre cercle de relation, entre notre cœur et le monde terrestre, demeure une énigme, si nous devons revivre, mais serait un blasphème dans le cas où nous péririons. Hélas ! comment l’ame serait-elle heureuse ? L’habitant des montagnes ressent à séjourner dans les bas lieux d’incurables atteintes ; nous aussi, nous appartenons à la hauteur ; nous aussi, les montagnes nous réclament, et c’est pourquoi une éternelle langueur nous ronge, et toute musique produit sur nous l’effet de cette cornemuse du paysan suisse expatrié. Au matin de la vie, ces joies divines qui doivent apaiser la soif ardente de notre sein, nous les voyons briller dans les nuages de l’avenir ; et cet avenir, dès que nous y touchons, convaincus d’avoir été ses dupes, nous lui tournons le dos, les yeux fixés vers ce beau jardin de la jeunesse où s’épanouit le bonheur, et nous cherchons derrière nous, à défaut de l’espérance, du moins le souvenir de l’espérance. Ainsi nos joies ressemblent à l’arc-en-ciel, qui à l’aurore nous apparaît au couchant, et vers le soir se montre à l’orient. Notre œil plonge bien aussi loin que la lumière, mais notre bras est court et n’atteint que les fruits du sol.