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distinguer cependant : c’est la famille Morel. M. Sue a bien exagéré encore, et un peu plus de simplicité aurait rendu le tableau beaucoup plus touchant. Tel qu’il est néanmoins, cet épisode a un véritable mérite, et l’on est ému à l’aspect de tant de misère unie à tant de probité. Devant une si grande détresse supportée avec une si admirable résignation, qui ne se demande s’il n’est pas un remède à de telles infortunes ? qui ne se dit que ce remède doit exister, et qu’une société bien organisée comme la nôtre ne peut pas être impassible comme le César antique, lorsque passent devant elle, en la saluant, ceux qui vont mourir ? Mais plus le tableau de M. Sue vous a intéressé et touché, plus vous vous occupez de la cause de l’ouvrier et du pauvre, et plus vous vous retournez contre un livre qui compromet cette cause en la défendant, et qui, si on peut nuire à la philanthropie, lui porte le plus rude coup en arborant son drapeau.

Dans une œuvre où l’on ne se serait pas tout permis, et qu’il faudrait prendre au sérieux, la critique ne pourrait pardonner à l’auteur d’Arthur ces caricatures vulgaires et sans sel qu’il va chercher dans une loge de portier. En allongeant indéfiniment de vieilles anecdotes qui ont traîné sur les petits théâtres, M. Sue n’arrive jamais à la gaieté, et il fera sagement, à l’avenir, de renoncer à un genre où il n’est que le disciple de M. Paul de Kock.

Si nous voulions continuer à suivre les Mystères de Paris dans leurs défilés tortueux, nous trouverions encore je ne sais combien d’assassinats, d’impuretés et de tirades pseudo-philanthropiques, et nous pourrions nous égarer à loisir dans un inextricable labyrinthe d’invraisemblances, car ce livre n’est pas moins compliqué que les Mystères du château d’Udolphe. Il n’y a pas d’inconvénient à s’arrêter ; nous avons vu suffisamment les ressources qu’exploite cette littérature qui fouille les bagnes, hante les mauvais lieux, secoue les guenilles ; après cela, il ne reste plus qu’à s’étonner du succès. Il vaut mieux l’expliquer. Quand on connaît le monde actuel, si peu soucieux d’art et de poésie et si friand de scandales, on peut dire que l’art et l’écrivain n’ont qu’une part très secondaire dans le succès des Mystères de Paris. Ce livre a réussi comme un procès en cour d’assises, et, après tout, il n’a pas été lu avec plus d’empressement que l’affaire du Glandier.

Il serait injuste cependant de ne pas accorder à M. Sue un remarquable talent de mise en scène ; c’est là son originalité et sa force. Quant à son style, il devient de plus en plus incorrect et insuffisant. Comment n’en serait-il pas ainsi ? M. Sue entasse volumes sur volumes, et sa plume, une fois lancée, ne s’arrête plus. En présence de nos