Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/980

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
976
REVUE DES DEUX MONDES.

pourra pas se développer dans la pensée ; placez-le dans la pensée, et il n’arrivera point à la réalité. Admettez-le néanmoins comme un infini positif, et il faudra exclure la nature, parce que l’idée est en contradiction avec la sensation, comme l’infini avec le fini : de l’idée à Dieu, il y a donc deux abîmes, et quand on les a franchis, on aboutit à une absurdité.

Ainsi, nous le répétons, M. Rosmini n’explique ni la pensée, ni l’origine des idées, ni le monde, ni l’existence de Dieu. Le prêtre italien voulait rattacher à un seul principe les deux démonstrations du monde matériel et du monde spirituel. En réalité, à l’aide de ce principe, il a rapproché deux systèmes qui s’excluent mutuellement. Pour Locke, la sensation était positive, le monde physique se suffisait à lui-même, c’était là la vérité, et les idées étaient pour ainsi dire négatives, vides, nominales comme de simples signes. Pour Kant, c’est, au contraire, la catégorie de la pensée qui est positive, et la sensation n’a pas de valeur par elle-même. M. Rosmini se présente d’abord en conciliateur : disciple de Locke, il pense que la réalité positive est dans la nature ; ensuite, obéissant à l’impulsion de Kant, il admet un premier principe rationnel et forcément positif. Bientôt il suit deux systèmes dans leurs applications critiques, et c’est alors que la contradiction éclate. D’après Kant, il traite la sensation comme une négation ; d’après Locke, il traite l’idée, Dieu même, comme une seconde négation. De là un monde matériel à la fois positif et négatif, de là un monde spirituel également contradictoire, et quand on revient à l’idée première, à cette forme divine, on trouve que la contradiction s’étend même à ce premier principe de toute certitude, qui n’est ni en nous ni hors de nous, ni fini ni infini, ni l’être ni le néant.

Cette contradiction enveloppe toutes les parties du système, cette idée kantienne introduite dans les théories de Locke soulève mille antinomies. Cependant M. Rosmini veut réfuter le scepticisme ; il ne lui reste, pour y parvenir, qu’à diviniser l’idée première : c’est ce qu’il fait, et il prétend que tous les actes qui relèvent de l’idée sont infaillibles. Par là, il se trouve que M. Rosmini dépasse son but ; il triomphe du scepticisme, mais il se met dans l’impossibilité d’expliquer l’erreur. En effet, si l’idée première ne saurait par elle-même être mise en doute, l’idée unie à la sensation ne peut pas non plus nous tromper ; le monde, nous-mêmes, nos pensées, tout est certain. D’où vient cependant que nous nous trompons à chaque instant ? Ce n’est plus la vérité, c’est l’erreur qui embarrasse le philosophe italien ; il l’avoue lui-même,