Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/990

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
986
REVUE DES DEUX MONDES.

ruption des vaincus se communiquerait aux vainqueurs et finirait par envahir le monde.

Cette époque arriva en effet : les conquérans, qui ne subirent pas l’influence des peuples déchus, durent les mépriser et les asservir : plus ils étaient forts, plus l’esclavage du vaincu était dur et profond. Or, l’esclavage est un arrêt de mort pour la société ; il est impossible à l’esclave de se racheter ou de s’affranchir, il est impossible au maître de l’améliorer ou de l’émanciper, et l’état ainsi corrompu subit la loi de la déchéance universelle, à moins d’être conquis de nouveau, ce que la dégradation de tous les peuples finit par rendre impossible. Les législateurs sont aussi impuissans que les conquérans à ranimer les sociétés mourantes. Dans les premiers âges, l’homme qui dictait des lois était obéi, parce que les masses comprenaient la nécessité de se réunir. Les derniers législateurs doivent lutter contre la volonté de tous ; loin de favoriser la liberté, ils ont à imposer des lois coërcitives ; les uns sont forcés de défendre la lecture des livres sacrés, les autres de s’abaisser à de minces détails d’économie domestique, de combattre le luxe, de publier des lois somptuaires : tâche ingrate, odieuse, injuste en apparence, et enfin inutile, car les mœurs l’emportent sur les lois, et celles-ci, violées par les hommes chargés de les défendre, perdent leur action et tombent en désuétude. Les philosophes viennent échouer aussi contre les obstacles vainement combattus par les conquérans et les législateurs. Le spectacle de l’harmonie qui régnait dans les premiers âges permettait de croire à la bonté instinctive de la nature humaine : plus tard, la corruption se développe, et les philosophies doivent condamner l’instinct pour chercher ailleurs le principe de la moralité. Dès-lors la philosophie sépare la sensibilité de l’intelligence, et soumet la première à la seconde. Elle prétend s’élever à la moralité par la force des abstractions ; mais la vertu, réduite ainsi à une sorte de spéculation scolastique, se trouve rejetée hors du monde par ceux même qui veulent l’y introduire. Cette vertu spéculative, partage de quelques savans, élève le type du sage tellement au-dessus de la foule, que la philosophie se voit amenée à mépriser la foule. De là les symboles, les mythes, les allégories, mystérieuses enveloppes d’une vérité qui fuyait le grand jour ; de là l’indifférence des philosophes pour les mensonges de l’idolâtrie païenne ; de là l’inutilité de la mort de Socrate, l’inutilité des avertissemens de Platon et d’Aristote sur les dangers de l’industrie et du commerce. Impuissante par son élévation, par son isolement, par ses disputes et ses hésitations, impuissante parce qu’elle ne savait ni dominer les illusions ni satisfaire aux grands