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ont besoin d’être chrétiens pour raisonner. Pourquoi ? Parce qu’ils ont admis dans leur conviction tout le matérialisme du XVIIIe siècle. Sans parole, avait dit Condillac, il n’y a point de pensée ; sans plaisir, avait dit Helvétius, il n’y a point de moralité ; sans religion, avaient dit une foule d’écrivains politiques, il est impossible de contenir les passions, et ceux qui se croient théologiens à la suite de M. de Bonald n’échappent à ce matérialisme philosophique que par le matérialisme religieux. Ils ne discutent pas, ils attaquent la science au nom des convenances politiques, sociales et morales ; ils ameutent les fidèles contre l’intelligence moderne. Sans doute M. Rosmini est ultra-catholique, puisqu’il a combattu dans les rangs des jésuites, et puisqu’il s’est rapproché des gouvernemens absolutistes ; ses convictions politiques et religieuses ont été invariables ; mais si l’homme se perd, le philosophe nous appartient, l’Italie l’a reconnu. M. Rosmini, ne l’oublions pas, a fini par rallier les Italiens aux derniers progrès de la philosophie française et allemande ; en théologie, il a fini par interpréter la religion comme la comprennent les esprits les plus élevés de l’Europe. Il y a bien des bizarreries dans la conduite de M. Rosmini, il y a bien des contradictions dans cet absolutiste, fondateur d’un ordre religieux et continuateur à son insu de la grande école de Descartes et de Kant. Cependant sa vie est un acte continuel de dévouement, et si l’Italie n’est pas la première nation du monde, si le mouvement philosophique italien ne brille ni par l’éclat, ni par la régularité des conceptions, il faut reconnaître que Romagnosi et M. Rosmini, l’un dans la pauvreté, l’autre dans la richesse, avec des vertus opposées, avec des convictions contraires, disons plus, l’un persécuteur, l’autre persécuté, représentent dignement les dernières idées italiennes dans cette époque de calcul et de transactions. Mais ici doivent s’arrêter nos éloges, car nous devons suspendre aussi nos critiques. Il y a dans la philosophie rosminienne tout un nouveau système, qui veut être jugé à part. M. Rosmini ne se borne pas à renouveler la morale et la philosophie de l’histoire : il veut appliquer ses idées à la politique ; nous le suivrons au milieu de ses disciples, quand il développe ses utopies religieuses. Ce sera alors un autre doute à combattre, le doute politique, l’incertitude qui obsède la société moderne, partagée entre la liberté et l’autorité, la philosophie et la religion. C’est là surtout qu’il faudra chercher le lien qui unit le penseur tyrolien aux pères de la charité chrétienne, au saint-siége, et aux gouvernemens de l’Italie.


Ferrari.