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du nom et de la mémoire de votre ami ? Ne pouviez-vous couvrir un peu ses nudités, lui prêter un peu des plis, de votre manteau ? Ne pouviez-vous respecter un peu moins les reliques de l’homme, et un peu plus la vérité du sujet ? Ne deviez-vous pas surtout fermer quelques-unes de ces trappes, qui s’ouvrent par endroits chez lui sous les pas des simples ?… » J’abrége ce discours que chacun petit varier aisément.

Pascal à part, on ne trouverait, en effet, dans ce grand siècle de Louis XIV, que trois hommes d’un goût tout-à-fait libre et indépendant comme nous l’entendons, Bossuet, Molière et La Fontaine. Tout le reste est relativement timoré, le goût des meilleurs voulait la régularité et ne concevait point qu’on s’en passât. Il faudrait en conclure du moins que cette première édition des Pensées était telle que le grand siècle pouvait l’admettre, et qu’il n’en aurait pu porter davantage : conclusion dont le retour ne laisse pas d’être infiniment flatteur pour nous.

On pourrait, sans trop de plaisanterie, soutenir que, pour que cette édition si conforme fût devenue possible et nécessaire, il fallait simplement une chose, c’est que Napoléon fût venu et qu’on eût dit de lui qu’il était le plus grand écrivain du siècle.

Quelques réflexions peut-être seraient propres à tempérer ce zèle qui nous a pris pour les fac-simile complets des écrivains. Trop de littéralité judaïque pour l’impression des œuvres posthumes est, qu’on y songe, un autre genre d’infidélité envers les morts : car eux-mêmes, vivans, auraient, en plus d’un cas, avisé et modifié

Selon l’observation excellente que j’entendais faire à M. Ballanche, beaucoup de ces mots étonnans et outrés qu’on surprend sur les brouillons de Pascal (comme cela vous abêtira)[1], pouvaient bien n’être, dans sa sténographie rapide, qu’une sorte de mnémonique pour accrocher plus à fond la pensée et la retrouver plus sûrement. Ces mots-là n’auraient point paru en public, et la pensée se serait revêtue avec plus de convenance à la fois et de vérité, en parfaite harmonie avec le sujet.

On se flatte d’atteindre plus au cœur de l’homme en fouillant ses moindres papiers. Hélas ! quoi qu’on fasse, il y a quelque chose qui ne se transmet pas. Ce qui reste de la pensée et de la vie intérieure des hommes, par rapport au courant continuel de leur esprit, n’est jamais que le fragment des fragmens ; Il nous manque les intermédiaires, ce

  1. M. Faugère (tome II, page 169) explique très bien et justifie au besoin, quant au sens, ce mot abêtira, qui ne reste pas moins malencontreux.