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porter remède. Cependant, lorsque les hommes sont poussés par la pauvreté, et qu’ils ne sont pas retenus par l’éducation, qui est le frein individuel, peut-on se dispenser de faire intervenir la loi, qui est le frein social ?

On voit près de Manchester des villes, comme Staleybridge et Dukinfied, dont la population se compose presque entièrement d’ouvriers ; mais là, du moins, il existe un ordre social quelconque : ces petites communautés ont des chefs, une religion, une sorte d’esprit public. Ces élémens de toute société, qui se retrouvent dans les hordes les plus sauvages, manquent absolument à Willenhall. A peine séparé de Wolverhampton par une distance d’une lieue et demie ; Willenhall est à mille lieues du monde civilisé. Cette ville étrange se compose uniquement d’ateliers et de cabarets. Il n’y a point de magistrats ni de police, et, s’il y a un temple, les habitans laissent les prêtres qui le desservent prêcher dans le désert. Point de marchands, point de grands propriétaires, rien que des ouvriers qui vivent au jour le jour : quand le fabricant a exécuté une grosse de serrures, il va les vendre aux facteurs de Wolverhampton. Quelques bouchers sont établis dans la ville, mais ils y profitent peu[1]. L’ouvrier de Wolverhampton mange et boit son salaire ; l’ouvrier de Willenhall dédaigne les bons morceaux et se nourrit d’alimens grossiers ; son unique débauche est la boisson. Quand il a tout dépensé et qu’il ne peut plus boire à crédit, il va s’asseoir encore dans le cabaret, les coudes sur la table, et regardant sans mot dire, pendant plusieurs heures, le feu qui pétille ou le sable qui couvre le parquet.

Les gens de Willenhall sont encore plus naturellement indolens, et dans l’occasion plus infatigables que ceux de Wolverhampton. Ils travaillent sous l’aiguillon du besoin, tant que leurs jambes peuvent les soutenir. Leur adresse est incomparable ; ils visent à la qualité aussi bien qu’à la quantité, et toute concurrence recule devant la leur. Comment lutter contre des ouvriers qui exécutent, pour 1 sh. 6 d. par douzaine, des serrures dont chacune se vend à Londres 1 sh. ? Ce qu’ils endurent de privations, eux et leur famille, passe toute croyance ; ils vivent de pommes de terre et de mauvais lard, couchent sur un tas de paille, sont vêtus de haillons, et les échoppes où ils forgent leur marchandise n’ont ni portes ni fenêtres, même au cœur de l’hiver. L’Angleterre n’a pas de population qui donne plus de besogne aux chirurgiens.

  1. « Not above a dozen butchers in the town, while 60 retail brewers and public houses. »