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abords du théâtre pour attendre doña Gertrudis, que ses amis, anciens et nouveaux, connus ou inconnus, poètes, artistes, critiques même, portèrent en triomphe à son hôtel ; et jusqu’au matin, on put entendre le bruit des guitares sous ses balcons, illuminés comme le palais de la reine dans la nuit où fut célébrée la fête de la majorité.

Doña Gertrudis Gomez de Avellaneda a tout au plus atteint vingt-trois ans ; elle est appelée à réhabiliter complètement ce nom d’Avellaneda, que le malencontreux continuateur du Don Quichotte a tant compromis au XVIIe siècle. Par sa naissance, doña Gertrudis tient aux meilleures familles des provinces méridionales ; il existe un parfait rapport entre sa fière beauté de créole, — doña Gertrudis est née à la Havane, — et son talent sévère et hardi. Cela suffit, et bien au-delà, pour que l’attention, à Madrid, se fixe avidement sur les débuts de la première Espagnole qui se soit ouvertement consacrée au culte sérieux de la poésie et des lettres. Il paraît, du reste, que l’exemple ne doit point se perdre, car, le lendemain du triomphe, les journaux annonçaient la publication prochaine de la Revista Semanal, revue hebdomadaire de littérature, de peinture, de musique, exclusivement rédigée par quatre femmes, dont la plus âgée a vingt-deux ans à peine, doña Carolina Coronado, doña Adelaïda O’dena, doña Paulina Cabrero de Martinez, et doña Josefa Pieri, fort renommées aussi toutes quatre pour leur élégance et pour leur beauté. Il n’est point aisé de prévoir où aboutiront les naissantes ambitions littéraires de la femme en Espagne ; pour notre compte, il nous répugne de croire que l’esprit public et les mœurs s’en puissent un jour mal trouver. Très peu de temps après la représentation d’Alfonso Munio, le plus important journal de la Péninsule, l’Heraldo, se récriant sur la somme énorme que le Juif Errant doit rapporter à M. Eugène Sue, ajoutait avec une certaine tristesse : « Quand est-ce donc qu’en Espagne les travaux de l’intelligence seront aussi magnifiquement récompensés ! ». Que dites-vous là, bons Madrilègnes ? et pourquoi nous envier nos fastueuses miséres ? Ah ! s’il le faut, redoublez d’enthousiasme pour vos jeunes filles poètes, prodiguez-leur plus abondamment encore les couronnes et les sérénades plutôt que de contracter les égoïstes et prosaïques allures de nos romanciers. Mieux vaut cent fois, nous vous l’affirmons, si bizarre, si exagérée qu’on la suppose, l’émotion que vient de soulever parmi vous la première œuvre dramatique de la señorita doña Gertrudis Gomez de Avellaneda !


XAVIER DURRIEU.