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au mois de janvier le jardin qui appartient à la masse (the mess) des officiers de l’armée anglaise. Ce riche enclos produit toujours quelques fruit quelques végétaux des climats les plats divers ; la patate douce de la Caroline et l’humble tubercule originaire du Canada y croissent à l’ombre du manguier et de l’arbre à betel ; on ne sait sous quelle zône on se trouve transporté. Des champs entourés de cactus épineux, que des galériens taillaient avec des sabres rouillés, sous la conduite des garde-chiourmes accroupis à l’ombre, nous remettaient en mémoire les ranchos de l’Amérique méridionale, les fermes de la pampa, qui n’ont pas d’autre rempart contre les attaques des sauvages.

Quand on voit les gracieux cottages de la froide Angleterre, on devine ce que doivent être sous des latitudes si favorisées, sous des cieux si choisis, les habitations de cette société d’élite, obligée, par sa position exceptionnelle, de concentrer dans l’enceinte d’un jardin tous les agrémens de la vie. Aussi, quel contraste entre ce quartier franc si calme, si propre, si morne, malgré sa beauté, et la ville noire, la cité hindoue, véritable ruche de frelons bourdonnans ! Se promener à pied dans les rues de Poonah serait une chose difficile ; les chiens errans, auxquels un faquir distribue de sa propre main les gâteaux de farine, aboient en chœur contre l’étranger. Les chariots roulent sur leurs essieux de bois avec tant de bruit, qu’on n’entend point le cri de khabardar (gare), répété à chaque instant dans la cohue par les porteurs de palanquins, par les serviteurs des personnages de haut rang qui trottent sur leurs petits chevaux. L’Européen à pied est un dieu tombé des cieux, un topiwala, une tête chapeau, et rien de plus ; sa couleur ne le protège point contre les coudoiemens de la foule à laquelle il se mêle. Qu’il reparaisse à cheval, en voiture, les péons se lèveront à son passage, les sentinelles lui porteront les armes ; en toute occasion cependant, son groom et son cocher doivent avoir soin de ne pas brusquer les vaches couchées au milieu de la rue : on peut faire ranger à coups de fouet l’homme de basse caste accroupi sur sa natte, l’animal sacré mérite plus d’égards. Les poètes avaient fait de la vache le symbole de la terre ; le veau, mis bas chaque année par la bête féconde, représentait les productions annuelles d’un sol infatigable ; puis le peuple, ainsi que cela arrive toujours, a oublié le mythe, il ne lui est resté que la lettre, moins l’esprit, et il adore l’image de cette puissante nature dont les anciens sages recherchaient l’auteur par-delà les cieux[1]. Mais, outre

  1. Dans la province de Bedjapour, dont Poonah est le chef-lieu, il y a cependant deux villages qui ont le droit de vendre la chair de bœuf. Peut-être est-ce une concession faite à d’anciens peuples établis dans la contrée avant l’invasion des hindous.